Comme partout dans le monde, et particulièrement dans les pays en transition, toute élection inclut des processus ayant pour objet de prévenir et dénoncer toute manœuvre qui pourrait affecter les résultats pour favoriser tel ou tel candidat, tel ou tel parti par le non-respect des règles: fixation de délais courts pour l’inscription sur les listes électorales, défaillances dans l’organisation des bureaux de vote, vote d’électeurs dont le nom ne figure pas sur les listes, ouverture tardive des bureaux de vote, sans parler des innombrables pratiques douteuses dont ont recours les partis. Les décomptes des voix et les dépouillements donnent lieu à leur tour, suivant l’enjeu, à de nombreuses plaintes et récriminations. Les élections du dimanche 26 ont connu certains dysfonctionnements mineurs, dénoncés, surtout à l’étranger, par des électeurs mécontents.
Afin de protéger l’intégrité des élections, des observateurs indépendants, originaires d’un autre pays, représentants d’une organisation internationale ou provenant d’une ONG, telle la mission internationale des observateurs du Centre Carter, s’assurent que le déroulement des élections répond bien aux standards internationaux : ils dissuadent par leur présence les tentatives visant à perturber ou à compromettre les opérations, détectent les cas d’infraction et de fraude le jour du scrutin, encourageant ainsi la protection des droits civils et politiques. La consultation du dimanche avait été, de ce point de vue, suffisamment encadrée et les différents observateurs n’ont pas relevé d’infractions majeures ou de dépassements pouvant compromettre les résultats de l’opération électorale en Tunisie.
Une malheureuse initiative, qui ne relève pas des conditions habituelles du scrutin, avait pourtant échappé à la vigilance de l’opinion. Jacob Walles, ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, s’est octroyé le statut d’observateur à titre spécial en se rendant en toute autorité dans les bureaux de vote de la rue de Marseille à Tunis, ainsi que dans une école du Bardo pour apprécier le bon déroulement du vote. L’ambassadeur des Etats-Unis n’en est pas à son premier impair. Il lui est arrivé déjà de sortir de son rôle de diplomate en invitant à sa table, en plein mois de Ramadan, les personnalités qui constituaient alors la liste courte des prétendants au poste de Président de la République, leur faisant subir l’ultime test de plaire ou déplaire aux autorités de son pays. Encore une fois le représentant américain a été mal inspiré. En se mêlant du déroulement des élections, il n’a fait que susciter l’agacement et l’indignation des électeurs qui patientaient dans les longues files d’attente pour voter. Mais qu’importe la réaction du public du moment que Jacob Walles s’estime responsable de l’avenir du pays. Au diable les usages électoraux tant qu’il se considère comme le délégué d’une puissance mondiale telle, que nul pays ne lui impose sa loi. Il se comporte enfin et plus que jamais, comme le dépositaire légal de l’avenir d’un pays qui n’a à ses yeux aucune légitimité. C’est que l’Amérique nous a habitués à revendiquer le droit de superviser les situations des droits de l’Homme et de juger les libertés démocratiques dans tous les pays du monde, sans qu’on lui ait demandé de le faire.
Cette affaire mérite donc d’être envisagée à la fois sous l’angle des relations des Etats-Unis, avec les autres pays et sous celui de la nature de la diplomatie américaine.
En s’octroyant le titre d’observateur, l’ambassadeur ne fait qu’affirmer que les Etats-Unis sont la puissance dominante, détenant le pouvoir de contrôler et de considérer le pays de leur choix comme faisant désormais partie de leur zone d’influence quelles que soient par ailleurs les motivations. Cela nous fait penser au proconsul romain comme représentant du pouvoir central auprès des cités de l’Empire. Quand la république romaine eut agrandi ses domaines par les armes et les magistrats ordinaires ne pouvant plus suffire pour l’expédition des affaires, on envoya dans les pays éloignés des gouverneurs avec le titre de proconsuls dépositaires d’un mandat impérial qui avaient l’intendance de toutes les affaires qui concernaient l’administration des provinces où ils rendaient la justice. Ils agissaient ainsi ex auctoritate imperatoris (par voie d’autorité impériale). Cette dignité approchait beaucoup de la dictature qu’exercent aujourd’hui les diplomates américains. Ainsi, l’initiative de l’ambassadeur des Etats-Unis, dont le pouvoir de fait excède parfois largement celui du gouvernement, revêt une espèce de puissance dont il est l’incarnation par sa seule appartenance à une puissance impériale : les Etats-Unis d’Amérique.
Cette affaire pose également toute la question de la vocation de la politique étrangère américaine face à la souveraineté du pays hôte. La première priorité des Etats-Unis en matière de politique étrangère a toujours été de préserver et de renforcer sa position comme une nation indépendante et souveraine. Quant au pays hôte, il n’est là que pour servir de base d’opérations pour la promotion de leurs intérêts dans des domaines spécifiques tels que le commerce et l’engagement militaire. Il arrive aussi, le moment venu, que la force tienne lieu de diplomatie, qu’elle dégénère en entreprises militaires qui ont, jusqu’à présent, toutes échoué à atteindre les objectifs politiques. Pendant la Guerre froide, les États-Unis avaient fait de l’anticommunisme l’un des fondamentaux de leur politique étrangère. La même politique continue aujourd’hui face au terrorisme, qui l’oblige à lancer de nouvelles guerres pour protéger ses alliés et leurs ressources. Ces guerres ne semblent pas diminuer d’intensité, elles grandissent et, à mesure qu’elles grandissent, se connectent à d’autres conflits, reproduisant encore plus de terrorisme et encourageant l’émergence de «sosies» d’Al-Qaïda au Mali, en Libye, en Syrie, en Irak et au Maghreb qui ne cessent de gagner en force et en soutien. Cette politique a presque toujours dégénéré dans des entreprises militaires qui ont échoué à atteindre les objectifs politiques. Les multiples interventions des Etats-Unis à travers le monde ont entraîné la mort de plus de deux millions de personnes et de plusieurs millions de réfugiés, sans compter les blessés, les mutilés, les personnes déracinées, les infrastructures détruites et les économies laminées. Si on veut vraiment savoir comment les Etats-Unis et leur politique sont représentés à l’étranger, un coup d’œil sur les imposants bâtiments aux airs de forteresses de leurs ambassades suffirait amplement. Partout ce n’est que d’immenses bâtiments flanqués de dômes, symbole suffisamment adaptés à faire face au danger, dotés de ces fameux murs en béton renforcé que l’on voit fleurir dans les capitales du monde arabe. Equipées de détecteurs de métaux, de vitrages améliorés, de fossés de protection, de portails pourvus d’un système de herse, les chancelleries américaines autant que sa diplomatie sont de plus en plus bunkérisées. Leur philosophie politique réputée ouverte et accueillante a de plus en plus de mal à s’accorder avec les préoccupations croissantes en matière de sécurité dans un monde en proie au terrorisme qu’ils avaient si bien encouragé.