L’hommage est international. Il s’est exprimé à Washington par la voix de Barack Obama, dans les chancelleries européennes, mais aussi dans la presse arabe. La Tunisie est en passe de réussir un nouveau test sur le long chemin démocratique sur lequel elle a décidé de s’engager.
Le premier scrutin libre et pluraliste de l’histoire de la Tunisie organisé en vue de l’élection de l’Assemblée nationale constituante, en octobre 2011, avait été remporté par Ennahda. Aujourd’hui, trois ans plus tard, les premières élections législatives post-révolutionnaires sont marquées par une défaite de ces mêmes islamistes. Preuve non seulement que la démocratie peut se conjuguer en arabe, mais que sa traduction n’aboutit pas forcément à la victoire d’islamistes. Le rejet des islamistes a été exprimé et décidé par le peuple, par la voie des urnes, non par un coup d’Etat fomenté par des forces (politiques ou militaires) illégitimes, comme en Egypte.
Le suffrage populaire a sanctionné une formation auteur d’une série d’erreurs politiques, qui a fait montre de limites manifestes dès lors qu’il s’agit de quitter la posture tribunicienne pour assumer l’exercice du pouvoir. Ce décalage a coûté le pouvoir aux Frères musulmans désormais bannis du jeu politique dans un régime qui a (re)basculé dans la dictature militaire. Ennahda demeure en vie, politiquement, et semble prendre acte du précédent égyptien. Il faut ainsi saluer le réflexe du leader d’Ennahda, qui au soir du scrutin a reconnu la victoire de ses adversaires de Nidaa Tounes, coupant court à toute discussion propice à une recrudescence de la tension politique dans le pays. L’émergence d’une démocratie est jugée aussi à l’aune du comportement des vaincus. Accepter le résultat du suffrage populaire, c’est accepter le jeu/principe démocratique.
La mission d’observation électorale de l’Union européenne a estimé que les élections législatives qui se sont tenues dimanche dernier étaient « crédibles et transparentes ». Les quelques irrégularités constatées, en particulier en France et en Italie, ne sauraient remettre en cause cette appréciation globale qui est à mettre au crédit des organisateurs du scrutin. Malgré le climat de tension dans le pays, la campagne électorale a échappé à la violence politique et le scrutin s’est déroulé dans une relative sérénité. Une manière de rendre hommage aux forces de sécurité (policière et militaire) dont la mobilisation restera comme un élément constitutif du processus de transition démocratique.
La société civile, qui a joué un rôle si important de garde-fou face à toute tentative de dérive des islamistes, doit rester vigilante face à un autre péril : l’avènement d’une « restauration benaliste » ou d’une contre-révolution de velours. Béji Caïd Essebsi porte une responsabilité historique en ayant ouvert les portes de sa formation à d’anciens collaborateurs du régime Ben Ali qui semblent exercer une emprise de plus en plus forte sur l’appareil du parti. Il lui revient d’assumer cette responsabilité en ne soutenant pas un quelconque glissement de la « réconciliation nationale » vers une « impunité générale ». Le spectre d’une telle dérive contre-révolutionnaire mérite toute son attention, car sinon il risque à son tour d’être sanctionné par le suffrage populaire…
L’humilité s’impose à Nidaa Tounes. Sans revenir sur le très faible niveau de participation électorale – en net recul ( par rapport aux élections d’octobre 2011 ), en particulier chez les jeunes- son succès est principalement dû au rejet des islamistes et à la logique du « vote utile ». Sous l’impulsion du charismatique Beji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes a réussi à incarner l’alternative aux islamistes, sans proposer de programme politique clair et précis… Ce flou programmatique a au moins le mérite de laisser ouvert toutes les hypothèses d’alliance, y compris avec Ennahda. Ennahda n’a en effet jamais fermé la porte à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Nidaa Tounès se retrouve ainsi face à deux options : soit former un gouvernement d’union nationale alliant les franges les plus diverses de la société (des islamistes aux anti-islamistes), en s’alliant à Ennahda ; soit composer une coalition plus homogène ne comprenant pas le parti islamiste. Le choix est cornélien : d’un côté, les défis auxquels devra faire face le nouveau gouvernement milite pour une solution d’union nationale ; de l’autre côté, une telle solution- que prônait d’ailleurs Ennahda- risquerait de brouiller définitivement la visibilité du nouvel échiquier politique tunisien : non seulement il n’y aurait pas d’alternance politique (malgré la défaite d’Ennahda), mais un tel gouvernement consensuel serait en décalage avec une société profondément divisée et dont une majorité de ses membres a appelé à la sanction des islamistes.
Enfin, cette élection confirme l’existence d’une menace qui plane sur la vie politique tunisienne : celle de l’argent-roi. En effet, faute de plafonnement et de transparence réels des financements des partis politiques, la campagne électorale était loin d’être équitable. En toute logique, les trois partis les mieux financièrement dotés sont arrivés en tête. Ce dernier aspect est à méditer en Tunisie et ailleurs, tant l’afflux incontrôlé d’argent menace de dénaturer l’essence de la démocratie.