Lors des premières élections législatives, ma sœur, aujourd’hui grand-mère, bien que ne comprenant rien à la chose publique, tenait plus que tout à exercer pour la première fois de sa vie son devoir citoyen, principalement par peur des islamistes. Tiraillée entre les nombreux candidats en lice, le nombre infini des partis politiques aux programmes mirifiques ainsi que les différentes tendances qui les animent, elle avait fini par porter son choix sur le candidat qui lui paraissait être l’incarnation même de l’homme politique engagé. Son bilan dans ce domaine parle de lui-même : entré très tôt en dissidence, il accumula les responsabilités au sein des différents mouvements et partis d’opposition.Il fut même candidat contre Ben Ali aux présidentielles de 2009, mais sa candidature fut rejetée sur des motifs fallacieux. Sur le plan humain, ma sœur trouvait aussi qu’il était un exemple de vertu : un homme à la fois honnête, dévoué à sa cause, fidèle à ses idées, loyal envers ses adversaires, représentant cette petite « bourgeoisie tunisoise » occidentalisée qui peuplait naguère la Médina de Tunis. Il était à ses yeux le reflet d’un bon dosage entre le savant et le politique : médecin d’une compétence reconnue, affable, rassurant, d’un caractère doux, autant de qualités qui contrastent avec ces militants hargneux et frustrés qu’elle voyait défiler en boucle à la télévision. Son choix était donc fait, et sans appel. Il faut voter Ben Jaafar, nous dit-elle, qui, par un heureux hasard, figurait en tête de liste dans sa circonscription. Dès lors, son enthousiasme commença par trouver un écho favorable auprès des siens et son insistance fut telle qu’elle finit par emporter notre adhésion au point, qu’à notre tour, nous découvrîmes en lui un leader hors pair, paré des qualités tant vantées par notre grande sœur. Résultat : nous votâmes unanimement et sans le moindre embarras pour la liste d’Ettakatol de Tunis1.
Mais après les élections du 23 octobre, à notre grand étonnement, et celui de ses sympathisants, le voilà qui rejoint le camp ennemi, s’allie au parti islamiste et, à ce titre, promu président de l’Assemblée nationale constituante. Il s’engage cependant solennellement à protéger les libertés publiques et individuelles, à œuvrer pour la consécration de la justice sociale et à faire en sorte que le mandat de l’Assemblée ne dépasse pas un an. On allait voir ce qu’on allait voir ! On connaît la suite. Ainsi, celui qui, pour beaucoup, représentait l’espoir d’un changement, ou du moins un rempart contre le front obscurantiste, a préféré troquer son passé de défenseur des droits de l’Homme contre une place au perchoir. Des violations manifestes des libertés, il s’en moque comme de la première veste qu’il a retournée. Il est déjà casé. Pour lui, c’est la seule chose qui compte. Voilà celui que l’on avait cru intransigeant sur les valeurs de la République, animé du souci de servir le peuple, devenu par ambition le complice sans broncher de toutes les violations, les turpitudes et les prévarications du régime. Ben Jaafar a trahi ses idées, ses électeurs, constamment à la recherche d’une nouvelle combine pour prolonger son séjour à la tête de l’Assemblée.
En tournant le dos à ses engagements électoraux, il a suscité un rejet si puissant de la part de ma sœur, qu’à chacun de ses passages à la télévision ou à la radio, elle le gratifiait d’une pluie d’injures et l’affublait d’une série de sobriquets inventés par ses soins. Et cela se comprend, car elle avait beaucoup cru en sa parole, largement misé sur sa loyauté, avait voté pour lui en nous entraînant dans son sillage. Rongée par le remords et la culpabilité, elle le découvrit sous son vrai jour et constata que sous ses airs de père de famille tranquille gît un être passif, rompant les liens de l’honnêteté au profit de l’utile.
Il n’est pire expérience que celle de la trahison. Il n’est pire soupçon pour une communauté que de receler un félon en son sein. Confronté à la trahison, nous n’avons que peu de ressources. L’histoire, réelle ou mythique, est parsemée de traîtres célèbres : Absalon, le traître œdipien qui déguise son projet de meurtre fratricide sous une aimable invitation. Ganelon, le beau-frère de Charlemagne et qui pourtant le trahit. Dalila, qui livre par ruse Samson aux Philistins et Judas qui fait du baiser le signal indiquant aux ennemis celui qui doit leur être livré. Il y a ceux qui trahissent pour de l’argent ou par ressentiment. Il existe cependant d’autres motivations, celles des transfuges d’ouverture et de compromissions, qui agissent sous l’emprise tyrannique de l’amour du pouvoir et pour qui il n’y a ni idées, ni idéologie, ni conception de la politique, excepté le souci de conserver le plus longtemps possible leurs privilèges et dont M. Ben Jaafar est indiscutablement devenu le parangon.
Rompant avec les valeurs pour lesquelles il a été élu, M. Ben Jaafar est devenu le transfuge, passé avec armes et bagages chez les islamistes, en reniant tout sur son passage. Son parti laminé avec ses candidats passés à la trappe, largement discrédité, M. Ben Jaafar a l’outrecuidance de parler encore de politique, allant jusqu’à entrevoir la perspective d’une candidature à la présidence de la République. Il faut reconnaître que l’appât est bien tentant et dans un contexte de rivalité politique, la pudeur a le moins de chances de résister à la tentation diabolique de la récidive et du mensonge. Il tente alors de faire croire, par une mise en scène trompeuse, qu’il craint toujours pour l’avenir du pays, nous met en garde contre la bipolarisation de la vie politique et prétend rester encore fidèle aux objectifs de la révolution. Echouer sur une élection le ventre à l’air n’est pas une bonne perspective, et devant sa faillite personnelle et celle de son parti, le mieux pour lui, dirait ma sœur, qui ne croit plus un traître mot de ce qu’il dit, serait qu’en matière de politique il se fasse le plus discret possible.