À peine une semaine après les élections législatives, la Tunisie continue de montrer l’exemple. Derrière l’expérience tunisienne, il y a un message universel. La démocratie est possible dans le monde arabe. Une vérité théoriquement évidente, mais qui restait à démontrer. La Tunisie offre les premiers signes concluants de la démonstration. Le processus démocratique continue son chemin. La prochaine échéance est déjà en vue. L’élection présidentielle du 23 novembre sera la première depuis la Révolution. Une nouvelle date historique, donc, même si un second tour aura lieu fin décembre si aucun des candidats ne remporte la majorité absolue des suffrages lors de ce premier tour. En rupture avec les mascarades électorales qui ont ponctué le régime benaliste, la prochaine élection présidentielle sera la première à se jouer entre des concurrents soumis aux règles du pluralisme et de la liberté démocratiques. Une équité à relativiser néanmoins, compte tenu du critère discriminant que jouera (à nouveau) l’argent dans cette campagne électorale.
Si la Tunisie vient juste d’entrer officiellement en campagne présidentielle, les jeux de pouvoir et autres tractations s’étaient déjà engagés depuis quelques mois. Parmi les vingt-sept candidats en compétition, un certain nombre se disputent le soutien d’Ennahda, seconde force politique du pays, mais sans candidat officiel en compétition. Une donnée qui conforte la position de favori de Béji Caïd Essebsi (BCE). Certes, la nette victoire du parti anti-islamiste Nidaa Tounes n’est pas synonyme de majorité claire. Il n’empêche, la conjugaison de son charisme personnel et de la victoire électorale de son parti place BCE définitivement au centre du jeu politique. Il est l’arbitre des négociations engagées en vue de la constitution d’une majorité parlementaire et d’un gouvernement de coalition. Ennahda et son « guide » Rached Ghannouchi ne mènent plus la danse, ils ne donnent plus le tempo de la vie politique tunisienne.
La centralité de BCE dans le jeu politique tunisien ne doit pas virer à la personnification exacerbée du nouveau régime. La Tunisie a assez souffert du fantasme de l’homme providentiel. Pis, l’élection présidentielle fut l’un des vecteurs politiques de la dérive vers le culte de la personnalité. Caractéristique de l’ancien régime Benaliste, ce mode d’exercice du pouvoir remonte en réalité à Habib Bourguiba, et dont précisément BCE se targue d’être l’héritier. Si Bourguiba est remonté à la surface de notre conscience collective, l’entreprise de réhabilitation post-Ben Ali ne saurait masquer les pages sombres du bourguibisme.
Père de l’indépendance, le président Habib Bourguiba, élu président de la première République tunisienne (novembre 1959), était inspiré par le modèle républicain français et par l’État laïc d’Atatürk. Partant, le « Combattant suprême » entreprit d’audacieuses réformes progressistes dans une société encore imprégnée des valeurs conservatrices. Outre une politique volontariste de scolarisation (avec des résultats remarquables en matière de lutte conte l’analphabétisme), l’adoption du code du « statut personnel » en 1956 améliora profondément la condition de la femme, statut toujours sans équivalent dans le monde arabe (avec l’interdiction de la polygamie et de la répudiation, puis une dynamique favorable à l’égalité juridique au gré de révisions successives). Parallèlement, Bourguiba s’est distingué par une politique extérieure ouverte et modérée, qui dénotait à une époque où le monde arabe baignait dans la radicalité des idéologies panarabes.
Cet esprit d’ouverture contrastait avec un exercice du pouvoir qui versait dans l’absolutisme et l’arbitraire. Un pouvoir politique concentré entre les mains d’un président se rêvant en « despote éclairé ». Au point de ne pas voir l’intérêt du multipartisme et de la liberté d’expression pour un peuple jugé encore immature. Un État fort, centralisé et organisé autour d’un parti unique (le Néo-Destour, devenu par la suite le Parti socialiste destourien ou PSD), laissait peu de liberté à la société civile et à des opposants politiques condamnés au silence, à l’exil ou à la prison. Sur le plan économique, le dirigisme étatique ne parvint pas à sortir le pays du sous-développement. Bourguiba mit fin à l’expérience collectiviste menée par le Premier ministre Ben Salah et réorienta le pays vers les principes de l’économie de marché dès le début des années 70. Non seulement la libéralisation politique du régime ne survint pas, mais le « despotisme éclairé » de Bourguiba vira à l’autoritarisme, au régime de parti unique (le Néo-Destour) et au culte de la personnalité d’un président désigné « à vie » (1975). Le régime sombra alors dans un autoritarisme appuyé sur un appareil policier. Cette dérive s’accentua face aux actes de déstabilisation fomentés par le « Guide libyen » (après le rejet en 1973 du projet d’unification des deux pays au sein de la République arabe islamique), et aux troubles intérieurs d’ordre politique (tentative de coup d’État en 1980, montée en puissance des islamistes au début des années 80) et sociaux (émeutes sociales à Gafsa en 1978 et 1980, puis à Tunis même en 1984). Après trente ans de pouvoir et une fin de « règne » marquée par l’affaiblissement de l’État et la montée de l’islamisme, le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali finit par déposer Bourguiba le 7 novembre 1987, par une sorte de « coup d’État médical »… Cette fin digne d’une tragédie shakespearienne devrait être méditée par celui dont la carrière politique devrait être couronnée par une élection à la Présidence de la République à l’âge de 87 ans…