Le rideau est tombé sur les élections législatives. Les Tunisiens se sont exprimés comme ils ne l’ont jamais fait par le passé : librement et en toute transparence, au point qu’on a vu émerger un tout autre paysage politique.
Les résultats du vote ont fait l’effet d’un tsunami. L’onde de choc a fissuré certaines façades et effacé de la carte des partis dont les prétentions – voire les interminables vociférations pour certains – n’ont d’égales que le cuisant échec et l’humiliation qu’ils viennent de subir.
Cette nouvelle réplique, après la lame de fond post-révolution, qui vient d’emporter les dernières illusions de grands ténors de la politique, promus à la faveur des élections d’octobre 2011, est dans l’ordre des choses, au regard du constat final. Le bilan, le passif des uns et des autres ont lourdement pesé sur la balance électorale. Le nouveau big-bang a redessiné la carte politique, en écartant les partis sans poids ni ancrage réels qui se sont autoproclamés, sans crainte de la sanction des urnes, les dépositaires de la révolution de décembre-janvier 2011 ; ils l’ont desservie en la confisquant, en la dévoyant et en la détournant de sa vocation originelle.
Ils sont tombés dans la trappe. Ils se sont vu signifier la fin du bail à la première manifestation démocratique. En cause, notamment pour les anciens alliés d’Ennahdha, un discours de haine, de division, d’exclusion et de mépris de l’autre. L’outrance, l’arrogance tenaient lieu de politique. Il aurait fallu plus d’humilité, de réelles convictions démocratiques et un souci assumé de l’intérêt commun pour porter effectivement l’espoir d’une population en quête permanente d’apaisement. A croire qu’ils se sont trompés d’époque et de pays. Les Tunisiens n’ont pas de penchant pour les extrêmes ; ils aspirent à être gouvernés au centre expurgé des querelles de chapelle et de schémas obscurantistes et loin des gesticulations démagogiques sans lendemain.
De la défunte troïka, seule Ennahdha, au socle électoral relativement stable, a évité le naufrage. Elle n’a pas évité, pour autant, la sanction, en perdant une vingtaine de sièges par rapport à l’Assemblée nationale constituante -ANC. Il n’empêche, cette défaite électorale cache en réalité une victoire politique : elle signifie un ancrage durable dans le paysage national. Ennahdha s’impose comme un acteur majeur et peut- être même incontournable de la vie politique.
On ne peut en dire autant de ses anciens partenaires, pris dans le tourbillon des élections et dévastés jusqu’à disparaître par le verdict des urnes. L’onde de choc n’en a laissé que peu de traces, sinon cet éternel déni de la réalité. Ils payent ainsi le prix de leur suffisance et de leur inconsistance. Sauront-ils faireleur examen de conscience et intégrer pleinement les règles dela démocratie ? Rien n’est moins sûr. L’ivresse du pouvoir a euraison de leur devoir d’écoute, voire de leur identité propre. Elle les a coupés du réel.
Mais que dire des autres, beaucoup moins toxiques, ceux qui n’ont pas été contaminés par le pouvoir et qui se sont même opposés farouchement à ses dérives ? Ils n’ont pu éviter le naufrage, faute de pouvoir s’accrocher à leurs propres repères et de s’y maintenir. Une faute est une faute et sur le champ de bataille, elle se paye avec le sang : El-Jomhouri et El- Massar – rebaptisé une fois de plus l’UPT- en ont fait l’amère expérience. Ils ont largement présumé de leur force. Ils ont déboussolé leurs électeurs en multipliant les postures. Il arrive un moment, même en politique, où il faut sortir de l’ambiguïté, du clair-obscur, où il faut, au contraire, s’engager résolument sur la voie de la clarté et de la cohérence pour ne pas s’exposer au rejet des électeurs pour qui le chemin le plus court est la ligne droite. Le logiciel de cette Tunisie moderne et progressiste qu’ils revendiquent est ainsi fait.
Seraient-ils victimes du vote utile voulu et recommandé par les deux plus grandes formations politiques : Nida Tounes et Ennahdha ? Sans doute. Mais est-il possible qu’ils soient naïfs à ce point, pour penser que cela pouvait ne pas se produire ? Les compétitions électorales sont ainsi faites qu’il est de règle que les formations politiques fassent du vote utile leur principale arme de bataille. Si tel est le cas, les partis aujourd’hui laminés, privés de représentation nationale doivent reconsidérer et repenser leur positionnement et leur statut pour pouvoir peser demain, si tant est qu’ils survivent sur l’échiquier politique et électoral. L’offre politique, pour être audible, doit être servie par un appareil, des structures et une logistique dignes de ce nom, de toute importance. Le temps de l’amateurisme politique est révolu. La course à la taille vaut pour la politique comme pour les entreprises. Un parti politique digne de ce nom se doit d’aller au contact, à tous les niveaux et à tous les étages, de la société, d’affirmer haut et fort son projet et son ambition, de convaincre, d’impressionner, de séduire et d’emporter l’adhésion des gens.
C’est ce qui a propulsé Nida Tounes à la première marche du podium. Son parcours est un véritable cas d’école à enseigner dans les instituts de sciences po. Le plus jeune des partis s’est révélé le plus grand et le plus fort. Sa victoire est sans appel. Il s’est adjugé 85 sièges sur 217 et la 1ère place, loin devant le second : Ennahdha. Pour autant, de majorité absolue au parlement. Et il ne peut compter sur ses alliés naturels pour disposer d’une majorité stable. La voie est très étroite. Et déjà, les spéculations, les tractations aussi, sur les différents types d’alliances aux conséquences attendues ou imprévisibles, vont bon train. On sera édifié dans les jours ou semaines qui viennent, vraisemblablement pas avant l’issue des élections présidentielles fixées pour le 23 novembre. Seule certitude : toutes les formations politiques concernées avouent un sens élevé de responsabilité. Aucune d’entre elles ne prendra le risque, sous peine d’être désavouée et discréditée, d’une crise institutionnelle qui s’opposerait au redressement de l’économie et accentuerait la dégradation des conditions de vie déjà sérieusement mises à mal. Au final, le génie national, qui ne s’exprime, hélas, qu’au milieu des contraintes et des tensions, nous sortira d’affaire. La voie est certes étroite, mais l’issue est dans tous les esprits.
Au-delà du résultat du scrutin, ce rendez-vous électoral a soulevé un grand nombre de questions, dont il faut impérativement tirer les enseignements. Le prochain gouvernement sait désormais ce qui l’attend et ce qu’attend de lui une population à la fois lassée, désabusée, flouée, déçue et en même temps avide de changement. Le vote du 26 octobre est sans conteste un vote sanction, de protestation, c’est aussi un vote d’adhésion conditionnée. La victoire de Nida Tounes l’honore tout autant qu’elle l’engage.
Le prochain gouvernement, quelle que soit sa configuration, devra s’interroger sur les raisons de la désaffection des jeunes à l’égard de la politique, de leur peu d’enthousiasme et de leur désillusion. En boudant les urnes, ils votent autrement, à leur manière, pour signifier leur désapprobation et leur désappointement.
Il est des silences qui sont plus audibles que le vacarme assourdissant des politiques. Ces jeunes souffrent de chômage, de marginalisation, de mal-être et d’absence de perspectives.
Comment redresser cette tendance, les insérer dans la vie active après leur avoir confisqué la parole ? Comment réinventer avec eux notre propre avenir ? Pas si simple. Et pourtant, l’urgence frappe à nos portes.
L’urgence, c’est aussi l’énorme déséquilibre régional, ce terrible fossé qu’expriment avec force à la fois le faible niveau de participation et le résultat des élections législatives. Les écarts de niveau de développement et de niveau de vie, déjà scandaleux, se sont aggravés au cours de ces trois dernières années. Ils sont pour le moins inacceptables. Ils consacrent ce qu’il faut éradiquer : une Tunisie à deux vitesses. Si cette dérive se poursuit, l’intérieur du pays va se détacher de la bande côtière. Le choc sera terrible. A bien y réfléchir, le vote du 26 octobre est pour les régions un véritable signal de détresse, le dernier appel au secours. Si rien ne vient confirmer dans l’immédiat qu’elles ont été entendues, alors tout peut arriver. Le pire ne sera pas exclu. Mais au-delà de ce dualisme côte-intérieur, dévastateur pour l’économie et la cohésion nationales, la campagne des législatives a soulevé le couvercle de la misère sociale. Ce qu’on y découvre aux abords des grandes villes sur la déchéance humaine dépasse l’entendement. La ligne de fracture, la cassure ne séparent pas les métropoles côtières des régions de l’intérieur ; elles traversent les villes elles-mêmes et par maints endroits. La misère et les frustrations y sont plus criardes et plus durement ressenties, car elles côtoient les signes d’aisance financière des uns et l’opulence indécente des autres. Dans les villes encombrées de saletés et de déchets en tout genre et dans leur périphérie, sous forme de ceinture plus noire que rouge, s’entassent les damnés de la terre et prolifèrent, sous l’effet de l’exode rural, les foyers de misère.
L’urgence, c’est de stopper ces flux migratoires en redonnant vie aux régions, c’est de combattre cette misère et d’élever cette frange de la population qui vit dans la précarité ou en extrême souffrance au rang d’une plus grande dignité. Le temps presse.
Sans un message d’espoir, suivi d’effet, dès les premiers 100 jours, il y aura fort à faire pour retrouver le calme, la sérénité et l’apaisement dont le pays a besoin.
Trois années de tension, d’invectives, de guerre de tranchées et de positions, de palabres de politique politicienne nous ont détournés de l’essentiel. Le tableau n’en est que plus sombre. Il est entaché d’énormes points noirs. Nos écoles, nos dispensaires, nos hôpitaux ont tout perdu de ce qui restait déjà de leur lustre.
Ils sont dans un état de délabrement total, qui en dit long sur le délitement et l’éclipse de l’Etat. On n’imagine pas qu’ils soient à ce point dégradés, en pleine déshérence. Certaines images de jeunes écoliers livrés aux intempéries du climat, à l’insalubrité des lieux, si ce n’est à l’oubli, sont plus que troublantes, insoutenables.
Elles interpellent les nouvelles autorités autant que notre conscience. Foin des théories ou des nouveaux modèles de développement dont on n’a pas fini de nous rassasier, l’urgence est là. C’est à ce premier niveau que doit s’exprimer l’obligation d’agir. Car un pays qui néglige à ce point ses écoles et ses centres de soins n’a pas d’avenir.
Pour redresser le pays, soigner ses plaies et le mettre dans le sens de la marche et du mouvement sans crainte de terrorisme, d’instabilité et de tensions sociales, les Tunisiens seraient bien inspirés de ne pas manquer de discernement. Il leur faut donner au gouvernement issu de la majorité qu’ils ont choisie les moyens et la possibilité de conduire le changement et d’amorcer le redressement. L’entente au sommet de l’Etat entre les deux têtes de l’exécutif doit être parfaite. Car sans un attelage – gouvernement- président de la république – fort, solide et harmonieux, il y a peu de chances de voir disparaître les signes de tension d’une cohabitation problématique qui a desservi jusque-là l’économie et l’image du pays sur la scène internationale. Avec les conséquences que l’on imagine.