A l’âge de la télévision, l’apparence est le message. L’habitué aux chemises blanches et cols ouverts avait si bien assimilé ce précepte qu’il a troqué son inséparable accoutrement de meeting pour le complet veston et la cravate bleue, longtemps considéré comme un accessoire inutile et encombrant et le signe du conformisme et de l’esprit bourgeois. Les lunettes sont désormais à la mode du jour, très tendance, élégantes aux lignes très design. Les cheveux poivre et sel sont soigneusement rejetés en arrière. Les mains jointes, comme en prière, lui donnent l’air sérieux, toujours à l’écoute, attentif, réfléchissant à tout ce qui se passe et se dit autour de lui, prêt à se rebiffer comme quelqu’un qui n’est pas d’humeur à se laisser embobiner par la moindre provocation médiatique venue. En quelques mois, H. Hammami, le grisâtre militant, engagé et enragé, le candidat du Front Populaire, celui de la gauche, de la justice sociale, de la révolution, de la rébellion, de la contestation, farouchement anti-bourgeois ; celui qui incarnait le vous, le nous, un peu tout le monde et pas vraiment quelqu’un mais plutôt une idéologie, s’est construit, après des décennies d’errance, un personnage présidentiable, intègre et incorruptible !
Son programme est à la mesure de son ego devenu surdimensionné. Tout y passe : promouvoir le secteur agricole, attribuer aux jeunes agriculteurs les anciennes terres domaniales confisquées, accorder davantage d’attention aux catégories faibles, endiguer le chômage, régulariser la situation des ouvriers des chantiers, arrêter la flambée des prix, améliorer les services de soins et d’éducation, réaliser des méga-projets publics pour favoriser l’emploi, activer le rôle de l’Etat dans le contrôle des réseaux de distribution des produits de base, lutter contre la spéculation, suspendre le remboursement de la dette extérieure, créer un office national des fruits et légumes, préserver les droits des femmes, s’occuper de l’aéroport de Monastir, et bien d’autres chantiers à l’arrêt qui n’attendaient que le candidat du FP pour s’épanouir et se matérialiser.
De l’ardeur au travail au service de la collectivité nationale qui doit être intériorisée par chacun, des valeurs intellectuelles et morales du citoyen, de l’efficacité au service des buts économiques et humains, de la lutte contre la pollution, du développement durable, de l’esprit de sacrifice pour l’essor du pays, de l’amour du travail bien fait, du savoir-faire partagé entre tous pour aborder les problèmes et les résoudre, des devoirs des fonctionnaires et des agents du service public envers les usagers, de l’adhésion à des valeurs communes sur lesquelles repose la vie professionnelle et sociale, etc. Sur toutes ces questions, le candidat est resté muet, et pour cause. Ce ne sont pas là des sujets que le public est venu écouter. Car pour entendre avec profit dans le domaine de la politique, il faut avoir été éduqué à la politique. Or, ce ne sont pas là des préoccupations partagées par le public de H. Mammami. En revanche, le désintérêt pour autrui, le manque de sociabilité, la recherche de l’argent facile, les chemins vers la paresse, l’obligation pour l’Etat de prendre tout en charge résonnent agréablement jusqu’aux oreilles des plus sceptiques.
Les luttes modernes ont pris le pas sur les anciennes, mais H. Hammami est resté prisonnier des vieux schémas, et la démocratie libérale ne lui convient guère. Il lui faudrait plutôt un régime répressif, une cause désespérée et les violences d’un Etat autoritaire. Des choses qu’on dénonce et qui vous valent la compassion générale. Car il aime souffrir, endurer l’injustice des tyrans, dénoncer la répression des despotes, accuser les sociétés inégalitaires, lutter contre la domination de la grande majorité par un petit groupe, l’asservissement du grand nombre à quelques-uns. D’où son désarroi politique depuis 2011. Toujours instable et insatisfait, il a réservé pour tel parti un « bonjour comment allez-vous, je ne fais que passer », et il s’en va butiner ailleurs et s’offrir à d’autres.
H. Hammami est devenu l’incarnation de ce stade ultime du militant déconnecté de la réalité dont les arguments varient en fonction des circonstances. Fort de sa présence bruyante sur toutes les scènes possibles, il trouve à chaque fois des échos multiples dans les médias. Il ne se retrouve pas dans ce nouvel univers marchand et mondialisé qui est parvenu à imposer le consumérisme débridé comme norme majeure d’une existence heureuse. Quelle que soit leur condition sociale et économique, hommes et femmes sont conduits aujourd’hui par le désir des biens matériels et de l’accumulation des richesses. Un désir bien plus fort que l’amour de la liberté.
Jusqu’à l’époque de Marx, l’idéologie de la classe dominante ne concernait que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, les masses ouvrières y échappaient. Depuis, les sociétés capitalistes se sont transformées et la pensée marxiste avec. L’effondrement du monde communiste avait montré qu’il n’y avait désormais qu’un seul régime économique et social satisfaisant : les lois de l’économie de marché mondialisée, le monde impitoyable et dur qui vient de naître et qui ne réserve que les sacrifices en termes de salaires ou de bien-être.
H. Hammami refuse de se rendre à cette évidence : que le monde a changé. La théorie admirable des milieux qui se réclament encore du tiers-mondisme et de l’anti-impérialisme, qui croient que leurs pays seraient voués à une courbe ascendante qui les mènera inéluctablement à la prospérité, ne correspond plus à la réalité historique. Le tiers-mondisme a vécu. Le partage globalisant du monde a balayé la solidarité révolutionnaire. L’aventure des nations prolétaires est terminée. Autant de dogmes que la réalité récuse, mais que certains persistent à conserver. Aujourd’hui les discours se font plus médiatiques sans cependant évaluer froidement la situation en lui faisant subir l’épreuve du réel. Ces discours oscillent entre les dogmes des uns, qui trouvent dans l’Islam un recours à toutes les frustrations, et les mensonges des autres qui excusent tous les échecs, glorifient l’Etat appelé à résoudre tous les problèmes, font croire que les richesses s’approprient et se partagent alors qu’elles se créent par un savoir-faire, une organisation efficiente et des techniques qui en démultiplient les effets.
Et on ose se demander après ça pourquoi la politique et les politiciens sont décriés !