Élection fortement symbolique, le premier tour de la Présidentielle s’est tenu dans des conditions de liberté, de transparence et de pluralisme dignes d’une démocratie naissante. Il s’agit là d’un nouveau motif de satisfaction et de fierté nationale pour le peuple tunisien. C’est un nouvel obstacle passé avec succès sur le chemin de la démocratisation du pays. Alors que les premiers résultats ont enfin été rendus publics par l’ISIE, quelques leçons peuvent d’ores et déjà être tirées de ce premier tour de scrutin.
D’abord, si cette élection présidentielle est la première du genre, le taux de participation confirme le mouvement abstentionniste qui avait frappé le scrutin législatif. Un geste de défiance au jeu démocratique manifesté en particulier par les jeunes et les milieux populaires, pourtant aux avant-postes de la révolution. Ce phénomène est à méditer pour les futurs dirigeants.
Ensuite, les démocrates ne peuvent que se réjouir de l’échec du populiste Slim Riahi, qui considère la politique et la vie publique comme un business, un marché à conquérir. Sa propre campagne s’est retournée contre lui, puisqu’elle a finalement permis de mettre en évidence les lacunes intellectuelles et oratoires de ce « Berlusconi made in Tunisia ».
Enfin, la tenue d’un second tour est désormais chose acquise. Ici, la principale surprise de ce scrutin réside dans le score élevé du président sortant Moncef Marzouki. Seulement près de six points le séparent de Béji Caïd Essebsi (BCE), chef du parti vainqueur des élections législatives. Des scores relativement serrés qui sonnent comme une victoire pour l’un, comme une défaite pour l’autre.
Beji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki s’affronteront donc au second tour de l’élection présidentielle. Annoncé grand favori de l’élection présidentielle, BCE a pu jouer de son aura, de son intelligence et de son expérience politique d’homme d’État pour rallier les suffrages de ceux qui prônent surtout le retour d’un État fort garant de l’ordre et de la stabilité. Autant d’exigences légitimes, mais qui n’ont pas réussi à unir le pays derrière la bannière de BCE. Pis, il semble que ce premier tour soit marqué par une légère déperdition des voix de Nidaa Tounes (au regard de ses résultats aux législatives). Loin d’unir le pays, il participe à sa division en développant le discours simpliste : « Ceux qui ne sont pas avec moi, sont avec les islamistes ». Une logique binaire qui tend à se retourner contre lui, puisqu’au-delà de l’anti-islamisme affiché (attendons la formation du gouvernement…), BCE et son parti Nidaa Tounes incarnent pour une grande partie de la population le spectre de la contre-révolution, voulue et dirigée par des figures – issues du monde des affaires et de l’appareil d’État- impliquées dans les dérives de l’ancien régime. Même une victoire finale de BCE ne pourra revenir sur cette impression et ce malaise. De plus, par souci d’équilibre des pouvoirs et par crainte de retour des dérives passées, les Tunisiens semblent rejeter l’idée qu’un seul parti puisse détenir tous les pouvoirs. Une appréhension légitime lorsqu’on sait le nombre d’ex-rcdistes au sein de l’appareil de Nidaa Tounes, autant d’acteurs susceptibles de confondre retour de l’autorité de l’État et retour de l’autoritarisme…
Quant à Moncef Marzouki, il a réussi à retourner la tendance qui le donnait battu à plate couture. Et pour cause, le chef du CPR a été durement sanctionné aux législatives, avec seulement quatre sièges pour son parti. Comment expliquer ce renversement spectaculaire? D’abord par un soutien de fait des militants et sympathisants d’Ennahda. L’absence de candidat officiel des islamistes a joué en sa faveur. Il incarne même aujourd’hui une pièce maîtresse de leur stratégie d’ouverture politique et de dédiabolisation. Ensuite, il a réussi à transmettre l’image de rempart face aux forces réactionnaires tendance « ancien régime ». Sur ce registre, l’effet de contraste joue pour lui : le fait d’avoir été un militant des droits de l’Homme et un opposant historique à Ben Ali détonne par rapport au profil de BCE… Enfin, ce résultat revêt le goût d’une revanche pour cette figure de proue de la « troïka » qui a exercé le pouvoir durant la période de transition. Un personnage qui a souvent été dépeint comme une « marionnette » (des islamistes), un président fantoche ou impuissant (pour changer le quotidien des citoyens), moqué et méprisé par une large partie des médias et de l’opinion publique. Non seulement il a opté pour la rupture avec le mode d’exercice absolutiste de la fonction présidentielle, mais une partie du peuple tunisien lui a reproché son « péché originel » (une alliance contre nature avec les islamistes) et une série de maladresses (l’épisode du « Livre noir », la réception de leaders salafistes, …)
La surprise du premier tour de la présidentielle peut-elle se reproduire dans quelques semaines ? Le destin de Moncef Marzouki ne dépend pas de lui, mais de forces politiques antagonistes : ses alliés d’Ennahda certes, mais aussi les forces de gauche. C’est pourquoi, dans la perspective de la confrontation du second tour, les électeurs d’ Hamma Hammami– troisième homme de ce scrutin- se retrouvent dans une position inconfortable d’arbitre. Du reste, il ne semble pas enclin à prodiguer une quelconque consigne de vote. Aussi, le réflexe anti-islamiste qui anime le Front populaire ne milite pas pour l’hypothèse d’un soutien à Marzouki. Tant s’en faut. Quoi qu’il en soit, le score du leader du Front populaire conjugué aux 15 sièges à l’Assemblée du Peuple placent le parti de gauche au cœur du nouvel échiquier politique tunisien. Il est désormais acquis que les rapports de forces issus de l’élection présidentielle participeront directement aux négociations en vue de la formation du futur gouvernement… d’unité nationale ?
Dans la bataille tendue qui s’annonce pour le second tour de l’élection présidentielle, la victoire est loin d’être acquise pour BCE.