Rien n’est moins bien pour les entreprises que les demi-mesures, les solutions en demi-teinte ou celles improvisées pour parer au plus pressé. Rien n’est plus contraignant, plus décourageant, plus démotivant pour les chefs d’entreprise que le pilotage à vue de politique macroéconomique – si tant est qu’elle existe – sans horizon lointain, sans vision et sans véritable perspective.
Les trois dernières années n’ont pas été, tant s’en faut, une sinécure. Nos entreprises ont beaucoup souffert de dommages collatéraux d’une révolution qui a gravement détérioré, par des mouvements sociaux ininterrompus et par une explosion de revendications, leurs équilibres financiers déjà à la limite de la précarité. Les gouvernements I et II de la troïka furent tout simplement décevants. Il leur a manqué l’essentiel : la capacité de gouverner. Ils n’ont pu ni su se donner un cap digne d’un pays en émergence et de s’y tenir. Les deux gouvernements successifs avaient beaucoup de peine à administrer le pays en s’imposant l’exigence d’efficacité, pour mieux redresser l’économie et la projeter vers de plus hauts paliers de développement.
Ils étaient, selon toute vraisemblance, sous l’emprise du souci de conquérir et de contrôler les centres de décision au sein de l’Etat au motif d’accaparer les leviers du pouvoir.
Le résultat est qu’ils ont laissé filer le chômage, l’inflation, les déperditions scolaires, les déficits, budgétaire et commercial, et provoqué une envolée de la dette sur fond de chute à répétition des notes souveraines. Ce qui n’est pas sans susciter la méfiance, voire la réticence des bailleurs de fonds et des marchés financiers.
Mais il y a plus grave et plus préoccupant encore, car les menaces qui pèsent sur l’économie sont de peu de gravité, comparées au péril terroriste dont on n’a pas fini d’en compter les victimes. Et comme si notre douleur n’y suffisait pas, l’onde de choc provoque à chaque fois la peur et la défiance des investisseurs étrangers – pas seulement – et des marchés. Le pays est devenu, à force de laisser-aller et par manque de discernement, pour ne pas dire autre chose, le théâtre d’opérations et la cible de jihadistes sanguinaires venus d’un autre monde. Que peuvent faire dans ces conditions nos entreprises sinon se résigner, ou, au mieux, réduire la voilure, si tant est que cela soit encore possible ? L’attente, sans visibilité aucune, a été longue, alors que les concurrents avançaient à vive allure. Un grand nombre de nos entreprises ont vu se dérober leurs marchés conquis de haute lutte.
L’insécurité, l’instabilité à tous les niveaux – social, fiscal et réglementaire -, le recul de la productivité, le durcissement du crédit – les banques elles-mêmes sont logées à la même enseigne – ont fini par affecter le moral des chefs d’entreprise et peser lourdement sur leurs plans et décisions d’investissement.
L’annonce, puis la formation d’un gouvernement de technocrates ne pouvait changer fondamentalement la donne. Son mandat est trop court et sa marge de manœuvre assez limitée pour offrir une plus large perspective aux chefs d’entreprise qui l’ont fort bien accueilli. Il devenait difficile de les affranchir de leurs tourments, de leur redonner le goût du risque et de les inciter à se projeter énergiquement dans la mondialisation. Il eût fallu pour cela plus qu’un intermède d’à peine une année. Pas même suffisant pour stabiliser une situation, qui n’arrête pas de se dégrader.
Pour preuve, près de dix mois après avoir pris ses fonctions, le gouvernement n’arrive pas à stopper l’hémorragie des entreprises publiques placées désormais sous tente d’oxygène à cause de déficits abyssaux. Elles sont quasiment dans un état de mort clinique, maintenues artificiellement en vie – pour entretenir leurs salariés – grâce aux subsides de l’Etat qui, il n’y a pas si longtemps, profitait grassement de leur épargne.
L’investissement se conçoit et se programme sur la durée quand l’environnement s’y prête. Le gouvernement Jomaâ ne pouvait engager les nécessaires réformes de l’Etat qui auraient pu libérer la croissance. La transition politique a lourdement impacté l’économie. Son coût est exorbitant. Ella a duré plus que ce qui est nécessaire, à cause de l’emprise qu’exerçait sur le pays l’ANC, exempte de tout contrôle institutionnel. Les intérêts partisans, catégoriels même ont prévalu sur ce qui aurait dû être l’intérêt général.
L’économie tunisienne a beaucoup souffert du recul de l’investissement aux effets à la fois immédiats et à terme, entraînant ainsi, dans les années à venir, une baisse de la compétitivité. La dégradation du pouvoir d’achat, la perte de marchés à l’export et la prolifération de l’économie informelle ont considérablement affaibli la croissance et hypothéqué tout espoir de redressement rapide.
Il était évident que sans un réel choc de confiance, toute possibilité de reprise devenait incertaine. Et ce fut le déclic des élections législatives, sans doute la plus grande réussite du gouvernement Jomaa. Les résultats du scrutin, qui donnaient vainqueur Nida Tounes sans trop sanctionner Ennahdha, ont été salués par une salve de hausse des valeurs boursières. Du coup, le climat des investissements s’est nettement amélioré, même s’il retombe dans la déprime à chaque attentat terroriste.
Les marchés se trompent rarement. Ils anticipent déjà une éclaircie et sans doute la fin de l’immobilisme. A charge pour le prochain gouvernement – qui dispose d’un mandat de 5 ans, le temps qu’il faut – d’engager et d’entreprendre les réformes pour stabiliser, consolider avant de relancer l’économie en mettant les choses à l’endroit. Seule consigne : restaurer l’autorité de l’Etat de droit, appliquer les lois républicaines, garantir les droits de tout un chacun et n’exonérer personne de ses obligations et devoirs. S’il y parvient, il réussira à rétablir la confiance. Le reste suivra. Sans grandes difficultés si les électeurs confirment, à l’issue des élections présidentielles, leur choix du 26 octobre. Evitant ainsi au pays le scénario peu enviable d’une cohabitation conflictuelle au sommet de l’Etat.