Osons le constat à défaut d’établir un bilan dont serait responsable tel gouvernement ou tel autre. Les deux gouvernements de la Troïka nient l’évidence et se défendent de toute implication dans la désorganisation de l’économie en chute libre depuis trois ans. Mieux, ils mettent en avant, tout à leur crédit, des signes de reprise et de redressement qu’ils sont les seuls à pouvoir déceler.
Il serait, en revanche, pour le moins injuste d’imputer au gouvernement Mehdi Jomaa les difficultés du moment qui trouvent pour l’essentiel leurs origines dans la gestion chaotique de ses prédécesseurs.
Le chef du gouvernement de technocrates a eu la décence de ne pas dresser, à sa prise de fonctions, l’inventaire pour ne pas les accabler. Il se serait attiré quelques critiques –à tort- puisque lui-même était aux responsabilités dans le gouvernement Laarayedh, en charge de l’Industrie. Mais qu’y pouvait-il quand toute la machine était grippée et souffrait de graves carences ?
Faute d’inventaire, il s’est, de ce fait, mis en difficulté à force de discrétion alors que les finances publiques étaient au plus bas, que le déficit commercial allait de record en record et, pour tout dire, l’Etat était virtuellement en faillite.
Le gouvernement de salut national mandaté par le Quartet ne pouvait dès lors développer une pédagogie de crise sans pointer du doigt les responsabilités de tout un chacun qui, sans être au gouvernement, n’en détiennent pas moins les véritables rênes du pouvoir.
Cette pédagogie des enjeux était pourtant nécessaire pour tempérer les ardeurs revendicatrices d’une large frange de la population traumatisée, agressée trois années durant dans son quotidien, sans perspective et accablée de surcroît par l’érosion de son pouvoir d’achat laminé par une inflation galopante.
Aux cris et plaintes des damnés de la terre et des laissés-pour-compte faute d’emplois, de sources de revenus, de protection sociale digne de ce nom, s’ajoutent l’agitation, la mobilisation permanente et les débordements de salariés qui n’en ont cure de l’impératif de compétitivité. Un seul mot d’ordre : travailler moins et moins bien pour gagner plus.
L’exigence de qualité et de productivité ne fait plus partie du vocabulaire du moment. Elle est rangée – pour longtemps – dans le placard des oubliettes. Comment peut-on dans ces conditions stopper la spirale inflationniste à l’origine de tous nos maux ?
Seule certitude dans cette course folle salaires-prix : l’emploi plonge en premier. Il y aura d’autant moins d’emplois créés ou préservés dans l’industrie et les activités de service en raison de l’implacable recul de l’investissement.
Il y a peu d’éléments et de signaux qui laissent présager d’une reprise de l’investissement. L’attitude peu amène des salariés en rupture de ban avec la valeur travail, l’attentisme des pouvoirs publics et plus encore la dégradation de l’environnement de l’entreprise ne feront pas, selon toute vraisemblance, amorcer la pompe de l’investissement. Et ce n’est pas la mauvaise conjoncture et le recul de l’activité dans le monde, notamment dans la Zone Euro, pas loin de devenir la zone zéro faute de croissance, qui va réveiller l’envie d’investir chez les chefs d’entreprise à la limite de la crise des nerfs. Ils s’accommodent mal, dans leur démarche et vision stratégique, de la volatilité de gouvernements à durée de vie limitée.
L’incertitude qui en résulte déteint sur leur capacité à agir dans la durée, ce qui est propre de toute décision d’investissement. Plutôt que de s’inscrire dans le mouvement, de se donner une vision lointaine et un cap précis, les gouvernements provisoires faisaient dans la précarité et avaient du mal à rompre avec l’immobilisme. L’ennui est que la visibilité des entreprises se perd dans la brume d’un exécutif au pouvoir étriqué faute de temps, de durée et de moyens.
On ne peut rien bâtir de durable sur du provisoire qui s’éternise quels que soient la volonté, les qualités et le talent de gouvernants soumis à d’incroyables contraintes financières et à une véritable guérilla sociale.
Les élections législatives ont ouvert à cet égard une fenêtre d’opportunités d’affaires, la promesse d’un apaisement et d’une gouvernance politique et économique libérée de la dictature de l’immédiat et du court terme. Elles ont été saluées avec beaucoup de ferveur par les marchés qui sont dans une logique d’anticipation.
Le premier tour des élections présidentielles a d’une certaine manière conforté les résultats des législatives. Encore qu’il prive le parti arrivé en tête d’une majorité qui eût préservé le pays des risques d’instabilité gouvernementale.
La campagne électorale du second tour est hélas chargée, contre toute attente, de tous les périls. Elle réveille déjà les démons du passé et renoue avec des pratiques dont se gardait même la dictature. L’incitation à la haine, à la division, au rejet de l’autre refait surface et menace d’emporter, au-delà du processus de transition démocratique, tout l’édifice républicain. Le chef de l’Etat s’en est tellement opposé en son temps à la dictature pour ne pas se laisser emporter lui-même dans ce qu’elle a de plus condamnable : le refus de l’alternance. Quoi qu’il arrive et quels qu’en soient les raisons ou les prétextes, la fin ne saurait justifier les moyens que la morale et les valeurs républicaines rejettent. En politique et plus encore pour s’élever à la dimension du printemps démocratique tunisien, il faut se garder de jouer avec le feu en soufflant sur les braises du régionalisme, de la division et de la discorde nationale, d’attiser la haine d’autrui, de titiller l’instinct belliqueux des uns et des autres. On n’en est plus, Dieu merci, à ériger, là où ils n’existaient plus déjà, des barrières et des murs pour diviser régions et populations, au motif de s’attirer les sympathies d’électeurs en furie à force d’être poussés à la violence.
La révolution de décembre-janvier 2011 avait vocation de fédérer les Tunisiens, de les réconcilier avec eux-mêmes et avec leurs entreprises, de bannir la violence institutionnelle et la violence tout court.
Quatre ans après, alors que le pays s’engage dans la dernière ligne droite de la transition démocratique, l’obsession du pouvoir menace de plonger le pays dans une guerre civile. On en voit les premiers signaux. Et gare aux pyromanes, ils ne s’en sortiront pas indemnes; ils en payeront le prix en premier. Quel qu’en soit l’enjeu électoral, les voix de la discorde, de la haine, de la peur et de la honte ne mènent à rien. L’Histoire ne pardonne jamais de tels écarts. C’est pourquoi, il faut savoir raison garder.