Il en est de la transition démocratique comme du processus de développement. Plus on s’élève dans l’échelle du développement économique, plus on s’aperçoit que le plus dur reste à faire. Il n’y a que les pays figés dans la pauvreté et le vide productif pour ne pas prendre conscience de ce principe de réalité, qui n’en est pas moins le principal moteur de l’action. Que de chemin avons-nous parcouru depuis décembre janvier 2011 sur la voie de la transition démocratique !
Pour autant, nous y avons enduré de terribles épreuves, nourri d’énormes espoirs et connu de réelles déceptions. Mais de ces quatre années post-révolution, nous n’avons retenu que le meilleur en nous interdisant, quoi qu’il arrive, le moindre recul qui soit irréversible. C’est le prix d’une démocratie en construction. La nôtre ne fut pas un long fleuve tranquille, comme il en fut partout pour les pays qui ont connu ce brusque basculement historique dans la démocratie. Mais rien ne pouvait entraver ce besoin de liberté et arrêter la marche de l’Histoire : pas plus les forces obscurantistes qui rêvaient de le dévier de son tracé originel que le jeu belliqueux de politiciens à la petite semaine qui en sont d’ailleurs, quatre ans après, pour leurs frais.
Le résultat est que quatre ans après, ceux qui veulent moderniser l’islam se sont imposés – pour n’employer que cette expression – face à ceux qui veulent islamiser la modernité ou ce qu’il peut en rester. Nous avons, après bien des péripéties, d’épreuves de force politiques et de détours… institutionnels, réussi à franchir la première étape et sans doute, la plus difficile dans un régime parlementaire, celle des Législatives. L’exception tunisienne – c’en est une – a rehaussé l’opinion que nous avons de nous-mêmes et forcé le respect du monde qui nous observe et nous compare.
Le premier tour de l’élection présidentielle, qui a suivi moins d’un mois après les Législatives, n’a pas entamé notre enthousiasme ni fait douter de notre désir de démocratie, malgré l’inflation de candidatures, certaines plus caricaturales que d’autres. On en appréhendait moins les résultats que leurs incidences sur le processus électoral lui-même. L’élection du Président de la République au suffrage universel à deux tours consacre une certaine bipolarisation politique, non sans risque pour une démocratie balbutiante, en gestation. Elle peut conduire à des divisions, à des fractures politiques et à des blessures dont on se remettra difficilement. La compétition électorale peut tourner à l’affrontement, à l’inacceptable, aux manoeuvres indignes d’une démocratie qui se respecte.
Elle fait tomber les masques de ceux qui n’entendent pas se soumettre aux règles de la démocratie et au principe de l’alternance. Là est le coeur du problème : le choix des moyens, l’éthique politique valent plus que la finalité, surtout quand il s’agit d’élire le président de la République.
Dans le cas spécifique qui est le nôtre, cette élection est l’ultime étape d’un processus enclenché quatre ans plus tôt et inscrit en lettres d’or et de sang dans la nouvelle Constitution. Au soir du second tour de la Présidentielle, nous voudrions célébrer aussi bien le triomphe de la démocratie que la naissance, sans heurts ni contestations, de la 2ème République.
Y parvenir au plus vite est ce qui peut nous arriver de mieux. Pour parachever le processus démocratique et former, dans les plus brefs délais, le prochain gouvernement, investi désormais de ses pleines prérogatives. Il n’aura pas de trop de tout son engagement, de sa détermination, de sa compétence – il doit en avoir -, de son désir de réussite et d’une vision de l’avenir largement partagée pour stabiliser le pays, redresser l’économie, rétablir la confiance, instaurer la paix sociale, redonner aux industriels le goût du risque et libérer la créativité des jeunes, l’esprit d’entreprendre et pour tout dire, la croissance.
Le prochain gouvernement aura pour lui la durée, qui a fait défaut à ses prédécesseurs. Il aura la légitimité et le devoir d’engager dans l’immédiat les nécessaires réformes structurelles pour enrayer et inverser la courbe du déclin. Vaste et difficile chantier de réformes aux allures titanesques, longtemps annoncées mais rarement abordées !
La réforme de l’Etat, de la fiscalité, de la législation sociale, du marché du travail, du Code des investissements, de l’enseignement et de la santé tombés tous deux en déshérence, relèvent de l’état d’urgence et s’imposent comme d’ardentes obligations. Dans l’immédiat aussi, à l’instant même où il prend ses fonctions, le prochain gouvernement doit s’attaquer à l’inflation qui fait davantage de victimes que le terrorisme ; il doit déclarer illégaux le chômage, la pauvreté et l’indifférence coupable à l’endroit des régions proches du bon Dieu et si éloignées du pouvoir central.
Le prochain gouvernement dispose d’un mandat de cinq ans mais il doit faire face à l’urgence et à la dictature de l’immédiat : tout, ici et tout de suite. Il ne peut à lui tout seul déplacer, sans grands moyens, les montagnes. Il importe qu’il soit soutenu, appuyé, ouvert d’une manière ou d’une autre et en cohérence avec toutes les sensibilités et les courants politiques. Les attentes sociales sont nombreuses et immenses, alors qu’il hérite d’un Etat exsangue – avec des caisses vides et des finances publiques sinistrées – qui croule sous le poids des déficits budgétaire et commercial et bientôt de la dette extérieure. Il doit rétablir sa propre autorité dans le respect du droit et réinventer les instruments d’un dialogue social rénové. A charge pour lui de réconcilier les Tunisiens avec leurs entreprises, réhabiliter la valeur travail, la culture de l’entreprise et concilier l’exigence de compétitivité et l’impératif social.
Il doit répondre aux attentes des chefs d’entreprise, privés depuis près de quatre ans de visibilité, et aux demandes et besoins de salariés, de retraités, de chômeurs agressés, discriminés, livrés sans réelle protection à la cupidité et à la voracité des spéculateurs et des commerçants délinquants.
Une chose est sûre, le nouvel exécutif qui se mettra bientôt en place doit avoir du caractère pour imposer les réformes indispensables, sans se laisser entraîner dans les voies ténébreuses d’organismes financiers qui n’ont d’autre politique que de sabrer dans les dépenses sociales. On ne résout pas l’épineuse question de la Caisse générale de compensation – CGC – et le déficit budgétaire, en fermant brutalement le robinet des subventions et des dépenses publiques. Il faut davantage de discernement pour ne pas ajouter de la crise à la crise, avec au final… une récession et une aggravation des déficits. Mieux vaut une sortie par le haut, en amorçant la pompe de l’investissement public et privé, tout en libérant la croissance des écueils d’une bureaucratie tentaculaire. Le poids des subventions des produits de première nécessité serait de peu d’importance et même un puissant levier de compétitivité des entreprises, si le pays retrouvait son niveau de croissance potentiel – 5 à 6% -, capable de générer davantage de recettes publiques.
Du caractère ? Oui, bien sûr, car il faut, pour le prochain gouvernement, beaucoup de courage politique, de l’audace même et une énorme envie de sauver le pays pour accepter et être disposé à affronter les difficultés qui l’assaillent et engager les solutions qui font souvent mal parce que très douloureuses.
Le poids des défis n’a d’égal que le choc de l’urgence. Il faut aller vite et loin, dans l’espoir de redresser l’économie, les finances publiques et les déséquilibres extérieurs. Les premiers cent jours de grâce gouvernementale seraient à cet égard décisifs. A cette précision près que l’entente au sommet entre les deux têtes de l’exécutif doit être parfaite. Tout, sauf une cohabitation dure, aux relents belliqueux, qui paralyserait l’action du gouvernement, compromettrait la crédibilité du pays et écorcherait son image au plan international.
Le président de la République et le gouvernement doivent oeuvrer de concert, en totale harmonie, pour raccourcir les délais et ne pas entraver la dynamique de redressement économique. Sinon, comment espérer rattraper nos retards, nos déficits, satisfaire autant que faire se peut les demandes sociales et intensifier notre ouverture sur l’extérieur ? C’est dans ces contrées lointaines qu’il nous faut, à l’avenir, chercher l’essentiel de la croissance, les investisseurs, les bailleurs de fonds et les touristes, plus réticents que jamais. La sagesse, l’efficacité voudraient qu’il ne doit y avoir ni malentendus, ni frictions, ni conflits d’intérêts, ni même incompatibilité d’humeur entre le locataire de Carthage et celui de la Kasbah. L’un et l’autre doivent avoir les moyens de notre ambition nationale. Il faut de la sérénité et c’est tout bénéfice pour le pays.
Prétendre le contraire, c’est s’inscrire hors du cours de l’Histoire, c’est faire semblant d’ignorer le pouvoir de nos institutions républicaines, le poids et la force de la société civile et le rôle des médias, plus libres qu’ils ne l’ont jamais été. Les partis qui cherchent à opposer les deux têtes de l’exécutif au nom d’un prétendu équilibre des pouvoirs sont hélas, soit dans le déni de démocratie, soit dans le dénigrement total. Il y a de bien meilleurs arguments pour servir à bon droit la cause de leur candidat.