15 heures, samedi 13 décembre 2014. A l’entrée de la petite ville frontalière d’Aïn Draham, le pimpant soleil hivernal n’arrivait pas, malgré ses 15 degrés Celsius, à chauffer un fond de l’air divinement frais de cette bourgade juchée à près de 900 mètres d’altitude. Au croisement des routes menant à Tabarka, Béja, Jendouba et à l’entame de la petite côte menant au plateau supérieur de la ville, vous êtes surpris par les photos de trois martyrs, trônant comme des offrandes à la révolution et décrétant, irréversiblement, à la ville un statut de « martyre « . Imperceptiblement, les portraits géants imposent à l’effervescence dans laquelle vous baignez, un lourd et immédiat moment de silence, de recueillement j’allais dire. Face au tribut lourdement payé, vous vous surprenez même à coller sur toute tête rencontrée une pièce de ces portraits , puisée dans un puzzle totalement démonté et dans un gisement infini de compassion sine die. Une espèce de condoléances tardives que vous voudriez apporter à une ville qui a toujours tu sa souffrance.
En remontant la pente, vous vous étonnez de la date de naissance de l’école primaire que vous admirez à votre gauche comme vous vous étonnez de la beauté de certains édifices mais vous vous offusquez, également, du délabrement généralisé de bâtisses qui ont fait l’histoire coloniale et postcoloniale de ce petit coin de paradis. Non, la belle montagnarde ne mérite pas cela. Vous arrivez enfin en haut de la colline et avant d’entamer le plat précédant la descente du versant ouest de la montagne, vous êtes tétanisés par le spectacle de ce qui fut jadis le lieu de rencontre de tous les visiteurs d’Aïn Draham. La « placette des souvenirs », ainsi nommée par des amis tant le cliquetis des photos y était constant et les petits bonhommes de neige incontournables, est, effectivement, devenue une placette de lointains souvenirs mais, cette fois-ci, pour les petits commerces y exerçant, victimes d’une désaffection constante des visiteurs après la révolution. Ni voitures, ni enfants et ni parents ne se côtoient plus dans la partie, jadis, la plus exposée au trafic de véhicules de la ville.
La période où des années, des décennies durant, le Tunisien de toutes les régions du pays aimait emprunter les 20 kilomètres d’ascension vers Aïn Draham, humer l’air sain de la ville, sentir l’humidité de son brouillard et de ses nuages bas, se « shooter » à l’odeur du chêne dominant et des régiments de pins qui peuplent les flancs de ses montagnes et goûter presque à la fumée de bois brûlée s’échappant, à longueur de journée, des légendaires cheminées de la ville, est tout simplement révolue. Ce visiteur à la journée, au week-end ou à la semaine terminait toujours ses visites à la « placette des souvenirs », se payant souvenir sur souvenir, s’offrant friandises, gâteaux, cafés et bien d’autres produits auprès des commerçants de la ville. « Aujourd’hui tout va mal », nous avouera péniblement un vieux moustachu, pur et dur enfant de cette belle et tenace Kroumirie, avant de s’engager dans une longue complainte sur les conditions de vie d’une ville qui a tant perdu de son commerce de passagers. La révolution, les problèmes de sécurité ont découragé les plus téméraires. Très peu de familles s’engagent avec femmes et enfants durant les week-ends sur les routes sinueuses menant de Tunis et ailleurs vers la petite bourgade verte et les vacances scolaires ne constituent plus la haute saison régulièrement attendue par toute une ville. Bien des locaux ont fermé et si les choses persistent, Aïn Draham aura un nom qui sera sans aucun rapport avec son sens littéral. L’exode, qui y est déjà important, livrera encore plus de gens aux ceintures de pauvreté entourant Tunis et quelques autres cités. Pourtant, les trois portraits trônant à l’entrée de la ville étaient à mille lieues de penser, en janvier 2011, que les choses allaient se dégrader de la sorte et partir dans un semblant de vrille incontrôlable. Dommage ! La montagne, la ville d’Aïn Draham et les gens qui y ont toujours habité ne méritaient pas du tout un tel sort. A quand le retour de la vie, de l’espoir ?