C’est l’histoire d’un monsieur d’un certain âge, appelons-le si Béchir, fort respectable d’aspect, correctement vêtu et sûr de lui, qui s’est présenté un jour à l’entrée du palais de Carthage. Il fut immédiatement interpellé par un agent de la sécurité qui aussitôt lui demanda de décliner son identité et le motif de sa présence. L’inconnu répondit d’un air détaché, sans détour et nullement moqueur,qu’il souhaiterait rencontrer en personne le président de la République : M. Marzouki. L’agent, ignorant s’il avait à faire à un provocateur feignant d’ignorerl’actualité politique du pays ou à la mauvaise blague d’un sinistre plaisantin, lui rétorqua malgré tout et d’un air amusé,que M. Marzouki n’était plus président depuis fort longtemps et que par conséquent sa requête n’avait plus aucun sens. Vraisemblablement satisfait de cette réponse, si Béchir salua respectueusement l’agent et repartit comme il était venu.
Toujours aussi courtois mais inflexible, si Béchir se présenta à nouveau le lendemain, le surlendemain et les jours suivants avec une ponctualité de métronome, effectuant la même démarche, posant la même question car résolument déterminé à rencontrer le président Marzouki. Un jour, cependant, le même agent en faction,excédé et intrigué à la fois par ce comportement plutôt étrange, chercha à comprendre les raisons de l’inlassable mais bien vaine insistance de ce visiteur.Il voulait s’enquérir quant à ses véritables motivations qui le poussaient à poser inlassablement la même question pour aussitôt repartir satisfait et rassuré par la sempiternelle réponse: Marzouki n’est plus président ! Si Béchir, certainement impatient de déballer tout ce qu’il avait sur le cœur, n’hésita pas un seul instant à lui répondre en commençant, en guise de préambule, par expliquer au policier que depuis l’indépendance, la Tunisie a connu deux vrais présidents, ne serait-ce que par la durée de leur administration. Chacun à sa manière et nonobstant la nature éclairée ou répressive de leur régime, ils ont, dit-il, tous les deux réussi à incarner le prestige et l’autorité de l’Etat.
L’arrivée le 23 octobre 2011 d’un président fantoche à la tête du pays, à la solde du parti des islamistes, fut vécue comme un drame personnel, endurée comme un échec individuel, dans la honte, la colère et la haine tant ce monsieur a terni l’image de la magistrature suprême, maltraité la fonction présidentielle, affaibli pour des décennies les institutions de l’Etat au point de nous faire craindre que les dommages ne soient pour l’avenir entièrement irréparables. Il ajouta que depuis le moment où M. Marzouki s’est improvisé chef d’Etat, il ne s’est pas passé un jour sans qu’on soulève la question de son départ, voire sa déchéance. Agitateur notoire et grotesque, flanqué à maintes reprises de sobriquets moqueurs et désobligeants, auteur de thèmes saugrenus, gestionnaire complètement déconnecté de la réalité et promoteur d’initiatives totalement indignes du statut d’un chef d’Etat, il a définitivement rompu avec la solennité de la fonction, ses traditions et son protocole.
Son départ de la présidence fut donc un moment de liesse inoubliable et pour moi personnellement une immense libération. En revanche, mon traumatisme ne s’est jamais entièrement dissipé et je vis depuis dans la crainte et la hantise de le voir un jour réapparaître à Carthage. Alors je viens chaque matin afin d’entendre de votre bouche confirmation à mes espérances : que Marzouki est bel et bien parti et ne reviendra plus jamais. Votre témoignage quotidien passe et repasse comme un refrain de bonheur dans ma tête, m’enchante autant qu’il me rassure.
L’agent écouta son histoire avec beaucoup d’intérêt et une douce commisération. Il comprit la portée véritable de ses propos, le bien-fondé de ses jugements, les raisons de sa colère mais, faisant preuve de discrétion comme l’exige sa fonction, se garda de manifester le moindre sentiment et se contenta de lui dire en guise de message d’encouragement : alors à demain !