Le très honorable Premier ministre
Monsieur le Premier ministre,
Nous avons lassé la patience de tous nos concitoyens en différant si longtemps le moment de voir en vous un Premier ministre issu démocratiquement de la représentation nationale. Tout cela vous donne une pleine légitimité et une entière autorité dans la conduite des affaires de l’Etat. Vous serez d’autant plus agréablement accepté, que vous auriez été plus attendu et désiré plus longtemps. Nous voulions que les prérogatives qui appartiennent à la charge du Premier ministre soient exercées par vous dans toute l’étendue du pouvoir qu’elles vous donnent et nous sommes fort persuadés que personne ne pourra corrompre votre fidélité à la nation par des promesses et par des offres. Ceux qui vous connaissent vous représentent comme un homme intelligent, aimant la rectitude des affaires ; on vous dit d’un caractère très prudent et très actif, et d’un esprit simple et enjoué. Me reconnaissant, pour ainsi dire, moi-même dans vos manières et dans vos mœurs, j’ai accueilli la bonne nouvelle de votre nomination comme un vrai bonheur, un don de Dieu, assez puissant pour vous accorder les choses qui paraissent même les plus impossibles. Malgré la pesanteur du fardeau que vous avez à porter, vous êtes assez fort pour tenir tête à toutes les difficultés qui se présenteront dans le temps de votre administration. Cependant, ces ressources dont vous disposez ne sauraient vous dispenser d’apprendre quels sont nos sentiments en ce qui concerne les affaires que vous aurez à traiter et les écueils que vous pourriez rencontrer.
Il est en effet de tradition, lors de la cérémonie de passation des pouvoirs, que je me soumette, en tant que Premier ministre sortant, à l’obligation de vous fournir les moyens d’assurer la continuité de l’État et la légalité, dès le moment de votre prise de fonctions. Cela vous permettra de prendre connaissance des dossiers en cours afin de faciliter une transition ordonnée et efficace et permettre une coopération fonctionnelle entre les collaborateurs entrants et sortants. Pour vous préparer à cette nouvelle responsabilité, la communication d’informations stratégiques se fera au cours du briefing qui nous réunira et qui portera avant tout sur les dossiers urgents et sensibles. Dans ce cas précis, je vous recommande le maximum de prudence en matière de choix et d’évaluation du personnel ayant accès à des informations confidentielles ou protégées.
Aux citoyens de ce pays, j’aurais pu considérer comme tout à fait suffisant de faire une brève déclaration avant mon départ afin de leur témoigner mon estime et ma reconnaissance pour le temps passé à la tête du gouvernement, tout en les rassurant quant à votre probité et votre désir d’entretenir avec eux des rapports sereins et amicaux. J’ai gouverné avec le désir de m’unir par une étroite amitié aux hommes qui, comme vous, se distinguent par l’innocence et l’intégrité de leurs mœurs. Mais, s’agissant d’une personnalité douée d’un cœur aussi droit qu’excellent, qui s’illustre par l’éclat de son passé, j’ai pensé qu’il me fallait faire quelque chose de plus, qui va au-delà de ce qu’impose l’adhésion à ce rite politique relatif à la passation des pouvoirs. Aussi, ai-je jugé plus utile et instructif de vous adresser publiquement et solennellement cette lettre qui traite des questions d’ordre général portant sur les difficultés à gouverner ce pays. N’y voyez, Monsieur le Premier ministre, aucune intention de ma part de freiner ou gêner l’action future de votre gouvernement, encore moins m’immiscer dans l’élaboration de votre politique dans la conduite des affaires.
Comme vous le savez, le soulèvement populaire du 14 janvier 2011 a consacréle le pluralisme démocratique, la tenue d’élections libres, l’avènement d’un régime représentatif, la volonté de sauvegarder des libertés individuelles et d’instaurer la justice sociale. Mais cette liberté, si longtemps espérée, s’est avérée aussitôt incompatible avec l’obligation pour tous les citoyens de respecter la loi de ce pays dans la lettre et dans l’esprit. Car cette disposition n’a pas encore été suffisamment murie et, nonobstant les progrès constatés dans bien des domaines, la prétendue révolution a dévié de sa vocation primitive en apportant beaucoup de désillusions rendant ce pays pratiquement ingouvernable.
Un gouvernement n’est bon que par les gens qui le servent. Sur ce chapitre vous allez avoir les plus grosses difficultés pour réunir autour de vous les personnes capables et idoines. Bien qu’experts reconnus dans leurs domaines respectifs, les membres de mon gouvernement se sont vite heurtés aux réalités de la gestion politique. En témoigne le maigre bilan de leur passage aux affaires. Venant d’horizons différents, ils s’étaient mis en tête que, moyennant l’application fanatique de quelques formules, leurs initiatives allaient déboucher sur une longue période de paix et de prospérité. Or, la réalité les a bien vite rattrapés et ils ont été conduits à renvoyer aux calendes grecques les plans de relance si longuement caressés. Les tartes à la crème d’une politique jamais suivie d’effet leur tenaient lieu de manifeste : compétitivité, productivité, équilibre régional, coopération université-entreprise, réduction des dépenses, amélioration des transports publics, réforme de l’éducation et de la santé, lutte contre le chômage, promotion du tourisme et bien d’autres lubies. Sur toutes ces initiatives, et face à un peuple devenu majoritairement rétif à toute réforme, le fiasco a été total et mon gouvernement s’apprête à quitter la scène sans oser se prévaloir de la moindre réussite en matière de reprise économique ni d’une meilleure qualité de la vie.
Sur un plan plus général, celui des comportements et des mentalités, si peu intégrés aux conceptions du développement économique, les Tunisiens,qui ont aujourd’hui le privilège d’échapper au chômage, ne travaillent pas assez et figurent même parmi les peuples qui consacrent le moins de temps à leur entreprise, publique ou privée. Aussi, la baisse de la productivité du travail, jumelée au poids de la dette publique, fera en sorte que l’État finira par ne plus pouvoir assurer certains services auxquels la population est habituée. Or dans un pays manquant de ressources, ce n’est qu’en travaillant davantage que l’on arrivera à créer plus de richesses. La culture de la paresse et de la nonchalance est d’ailleurs encouragée et défendue par les syndicats. L’UGTT, pourtant partie prenante dans le dialogue national et qui détient encore le gros bout du bâton, n’arrête pas d’interpeller le gouvernement en s’opposant à toute réduction des dépenses publiques, toute révision des prix des produits de base, et appelle à une reprise des négociations salariales ; des exigences qui se traduiront en difficultés pour certaines entreprises et une baisse des IDE.
Difficile par conséquent de créer plus de richesses dans un contexte pareil. Sur un autre plan, vous verrez des partis politiques, censés exercer une fonction de représentation des différentes sensibilités des citoyens, qui ne sont en fait que des machines au service des ambitions personnelles de leurs dirigeants, spécialement ces leaders «crypto-marxistes» qui ne cessent de crier au loup, savent user de leur flair politique pour faire leur place et atteindre leurs objectifs. Ceux-là ne manqueront pas de vous pourrir la vie au nom des intérêts de la classe laborieuse et de la justice sociale. Il est donc de votre devoir de faire œuvre de discernement dans le choix de vos partenaires politiques, en envisageant des rapprochements ou autres alliances stratégiques.
Monsieur le Premier ministre,
Beaucoup de personnes, qui connaissent à fond votre pensée, m’ont appris que le souci de l’intérêt général est à vos yeux le principal fondement du pouvoir, et que votre propre autorité n’a pour guide que la justice et l’honnêteté, et qu’enfin, loin de vous complaire dans les polémiques oiseuses et les joutes minables, vous aimez à gouverner l’État le plus efficacement possible. Ces mêmes personnes m’ont aussi appris que vous détestez les divisions et les querelles, et que vous aimez, au contraire, la paix et les bienfaits de la justice. En espérant garder avec vous des relations de bonne intelligence, recevez donc ce témoignage comme l’expression de la vérité et non comme l’aveu d’un homme dépité d’avoir à quitter si prématurément ses fonctions.
Je vous souhaite bon courage et vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, mes sincères salutations.
Mehdi Jomaa
Premier ministre