Ce qui se passe en ce moment, avec les interminables consultations sur la composition du prochain gouvernement, me fait penser à ces femmes qui, lors d’une occasion spéciale, dressent leur table dans les règles de l’art: une belle nappe, les couverts disposés dans l’ordre d’arrivée des plats, les fourchettes placées à gauche de l’assiette, les dents vers la nappe, les cuillères face bombée vers le haut, les couteaux sont présentés à droite, le tranchant vers l’assiette, les verres posés par taille, et chaque boisson a un verre adéquat. Les serviettes sont joliment pliées sans compter les fleurs et les bougies. Seulement voilà, le repas n’est pas à la hauteur de ces harmonieuses décorations et les convives repartiront extrêmement déçus : des plats pas assez ou trop cuits, froids ou très salés et un dessert d’une banalité absolue. Enfin, l’absence d’harmonie dans le plan de table n’a pas favorisé la conversation entre les invités, malgré les tentatives désespérées des uns et des autres de mettre en place une discussion intéressante. Il en est de ce futur gouvernement comme d’une table soigneusement dressée: plusieurs fourchettes, plusieurs couteaux et plusieurs verres, mais la qualité du repas laisse à désirer.
Lorsque nous parcourons la structure annoncée du gouvernement, on retrouve, malgré le passage du temps, la même organisation, les mêmes appellations des différents départements, l’affligeante ignorance ou l’indifférence par rapport aux réalités du moment, aux changements, aux mutations et aux enjeux nouveaux auxquels nous sommes confrontés, aussi bien dans la formation que dans la qualification professionnelle et l’emploi, dans le financement de l’enseignement que dans les menaces sécuritaires multiples et délocalisées. La manière de combattre la crise économique est devenue une guerre comme les autres qui met en danger le pays, le bien-être et la vie de ses habitants. En engageant les inévitables réformes à venir, le pays est appelé à recourir aux mêmes moyens, adopter la même diligence et la même détermination que pour la conduite d’un conflit armé : mettre en place des instruments particuliers, des personnalités fortes, particulièrement indifférentes aux honneurs. Or, que retrouvons-nous dans ce dispositif où la fonction de ministre est, comme toujours, la juste gratification pour les membres d’un parti et leurs accointances sans égard pour la compétence ou le talent ? Si l’on n’excepte les ministères régaliens, les vieux schémas réapparaissent. Nous avons alors droit au même chapelet de départements dont certains n’ont plus de raison d’être. Des désignations éculées se succèdent comme au bon vieux temps : le transport, la culture, le tourisme, la femme, la jeunesse et les sports, les affaires religieuses, et autres inepties. A quoi pourrait bien servir aujourd’hui un ministère de la Culture sinon comme vache à lait, d’ailleurs en voie de tarissement, pour des artistes et des créateurs ratés ? En soixante ans, on n’a réussi ni à développer l’enseignement de la musique, ni à créer un orchestre symphonique national, ni un musée d’art contemporain, ni un théâtre digne de ce nom. De même que ce département n’a nullement contribué à produire de chefs-d’œuvre universels dans les domaines des arts et les lettres. On peut dire la même chose pour le tourisme, qui est plus que jamais l’affaire des professionnels du voyage et des hôteliers, car l’Etat a suffisamment investi dans ce domaine. La vocation de ce ministère est essentiellement celle de mise en marché, or le rôle du ministre du tourisme se limite de plus en plus uniquement à donner des instructions qui laissent la plupart des fonctionnaires indifférents. Ainsi, culture, tourisme, condition de la femme, jeunesse et sport, etc., sont-ils devenus des enveloppes vides. Pourtant ces ministères perdurent et leur désignation est restée identiques malgré les changements opérés dans le monde et dans les sociétés. On continue de jouer la même partition, comme si de rien n’était.
Lorsqu’en 1956 Bourguiba avait posé les bases d’un nouvel État, il s’inspira pour la composition de son gouvernement de l’exemple français, afin de résoudre les problèmes politiques et socio-économiques propres à son époque. S’il venait à ressusciter, nul doute qu’il tenterait d’édifier une théorie différente, applicable aux régimes et aux difficultés politiques et économiques du XXIe siècle. Il ne sera plus question d’un ministère des PTT, du plan ou des travaux publics. Quant à ses ministres, certains restaient, pour la postérité, de «grands» commis de l’Etat, véritables instigateurs d’une politique nationale engagée. Aujourd’hui, en revanche, un ministre doit faire face à des problèmes sans cesse plus nombreux, sans cesse plus vastes, sans cesse plus difficiles. La structure interne des organes gouvernementaux est devenue très complexe et très diversifiée. Par conséquent, un agent du pouvoir politique doit s’équiper mentalement et en permanence pour entendre ces causes nouvelles et inédites qu’il aurait à prendre en charge, sans apparaître pour autant comme un décideur sourd. De ce nouvel équipement dépendra son crédit politique, ce que la simple détention du poste ministériel ne suffit plus à délivrer. Il va donc falloir s’adapter aux mutations à venir d’un monde qui est en train de vivre un changement d’échelle sans précédent. Dans une économie désormais mondialisée, nos sociétés sont devenues complexes, tout autant que les problèmes qu’il faut résoudre. On ne peut y répondre par des procédés simplistes en restant prisonniers de structures dépassées. C’est donc de la rénovation politique dont il est question, et cet aspect est au cœur de la question démocratique. Dans un régime autoritaire, tout va par contre plus vite, dans la continuité et la stabilité, car la décision est prise sans tenir compte de celle des autres et s’impose jusque dans les moindres détails.
Si nous voulions renouer avec les valeurs qui fondent toute république démocratique, reprendre le combat pour la croissance et l’emploi, éviter que l’efficacité politique ne soit ternie par les discours envoûteurs, criblés de mots valises qui transportent des émotions, qui trompent et empêchent que ce pays ne devienne ingouvernable ; si nous voulions vraiment mettre fin aux querelles partisanes, convaincre le peuple que le changement est préférable au statu quo, rappeler que les entorses à l’ordre établi exigent de tous, pauvres et riches, de supporter le poids des épreuves difficiles, alors il est urgent d’élargir la structure du futur gouvernement, en adjoignant, à cet inventaire à la Prévert, objet de tensions entre les trois pouvoirs, un nouveau ministère tenu par un alchimiste capable de tout transformer en paix et repousser le sortilège de la discorde qui nous mènera inéluctablement vers le désordre et l’instabilité. Son département, doté d’attribution de pouvoirs exceptionnels pour que la raison et ses principes puissent triompher, sera spécialement attentif à l’action des apprentis politiciens, bâtisseurs de discours sur la vérité, la beauté et l’avenir, mais qui dans les faits agissent à l’inverse des principes proclamés. Son titulaire aurait l’œil sur tout: sur la formation comme sur l’emploi, sur les partis politiques autant que sur les organisations de la société civile. Les ouvriers auront droit à une attention particulière au même titre que leurs patrons. Un super ministère, en somme, qui aura une désignation non pas transitoire mais toute pérenne de Ministère du Travail et de la Cohérence Gouvernementale.