Une chance pour le nouveau gouvernement. Il succède à une équipe gouvernementale de salut national, appelée il y a près d’un an au chevet d’une économie qui partait en lambeaux et d’un modèle social en déliquescence, menacé de désintégration. Celle-ci s’est évertuée à stopper là où se sont déclarés, c’est-à-dire partout, hémorragies et foyers d’incendie. Autant dire que le gouvernement Jomaa a préservé l’essentiel : les chances d’une reprise et d’un redressement de l’économie.
Pour autant, le gouvernement de technocrates n’en avait pas fini avec les problèmes structurels qui taraudaient le pays. Le pouvait-il face à l’étendue du désastre ? Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il eût fallu pour cela plus de temps et de solides appuis politiques. Simple rappel des faits : à sa prise de fonctions, l’ensemble des agrégats macroéconomiques et sociaux étaient au rouge, certains au rouge vif, et aucune éclaircie ne pointait à l’horizon. Il dut engager tout un programme d’actions pour mettre fin à cette dérive dangereuse qui menaçait d’emporter, dans un tourbillon de querelles politiques et de revendications sociales, nos principaux fondamentaux.
Effort d’autant plus méritoire que la feuille de route élaborée par le quartet ne pouvait tenir lieu de programme d’actions aux implications beaucoup plus complexes. Celle-ci commence par la fin alors que la situation de départ est mal définie et pose problème : le quartet n’a vu que la partie visible d’un édifice final aux soubassements inquiétants. La feuille de route, pour être crédible, doit se conformer à l’incontournable principe de réalité. Elle doit mettre en cohérence objectifs, moyens et préalables. Cela n’a pas échappé à un gouvernement de technocrates à la démarche sûre et assurée, conscient qu’il fallait d’abord s’employer à déminer le terrain. Passage obligé : sécuriser, stabiliser, consolider, en attendant de relancer et de redresser l’ensemble de l’édifice économique et social.
Vu sous cet angle, le gouvernement Jomaa n’aura pas failli à sa mission. Il aura été exemplaire dans sa démarche, dans sa vision de l’économie et de la société, et pour ne pas commettre d’injustice à son égard, dans son mode de gouvernance économique et politique.
Il laisse, à bien des égards, une économie et des fondamentaux pourtant largement abîmés par trois années de désordre et d’incurie, en bien meilleur état que celui dont il avait hérité, même s’il a dû revoir à la baisse ses prévisions de croissance dont les ressorts étaient à ce point détériorés. Si bien qu’il devenait difficile de dépasser la barre des 2,5%, ce qui du reste correspond au différentiel de croissance qui fut de tout temps le signe distinctif des relations Tunisie-UE. L’économie tunisienne joue de surcroît de malchance, la croissance dans la zone Euro frôle pour la 3ème année consécutive le zéro. Au point de déclencher une vaste offensive monétaire de la BCE (Quantitative Easing), qui met en perspective une injection de 1140 milliards d’euros sur les 18 mois à venir pour éloigner le spectre de la déflation et de la récession et retrouver les chemins vertueux d’une inflation modérée (2%) et d’une croissance de même ordre.
Chaque point de croissance dans la zone Euro peut nous valoir 0,7% de croissance. Une manne, en ces temps de disette économique. C’est plus d’un point et demi de croissance qui viendront s’ajouter à notre effort intrinsèque pour porter notre rythme de progression à plus de 4% soit moins d’un point de notre croissance potentielle. Une chance pour le nouveau gouvernement ? Sans doute, s’il parvient à accélérer la marche de l’économie malade de sa bureaucratie, de ses grèves, de ses arrêts de production, de l’indiscipline et du désordre qui règnent dans les entreprises publiques.
Bien évidemment, rien n’est acquis d’avance : il faut déployer toute notre ingéniosité, bien des efforts et puiser dans nos ultimes ressources de productivité et de compétitivité pour transformer l’essai et profiter d’une telle opportunité, objet de toutes les convoitises. Car, le cercle de nos compétiteurs s’élargit d’année en année ; ils affichent de redoutables capacités concurrentielles. Pour preuve, nos exportateurs battent déjà en retraite : leurs parts de marché chez nos partenaires de toujours se rétrécissent comme peau de chagrin.
Moins d’export et une explosion des importations, où le superflu l’emporte sur ce qui est nécessaire et utile à l’investissement, la production et l’emploi. Le pays, tel un bateau à la dérive, s’était enfoncé dans un processus de démolition d’emplois nourri par la déferlante des importations. Acheter de l’étranger bien plus qu’on lui vend équivaut à bannir le travail chez nous et à importer le chômage des autres. L’illustration en est cette superposition de courbes – qui n’en finissent pas de grimper – des déficits, de l’endettement extérieur et du chômage… Triste tableau ! Les injonctions du gouverneur de la BCT n’y peuvent pas grand-chose. Toutes les digues qu’il avait érigées – taux d’intérêt et de change pour limiter les importations de voitures, biens de luxe,… – ont été submergées par cette boulimie de consommation et de dépenses. Le gouvernement Jomaa, qui ne pouvait déroger au sacro-saint dogme du libre-échange, a fait le reste en prenant le chemin d’une sortie par le haut. Mais l’intendance n’a pas suivi : les exportateurs, en dépit de ses appels, sont restés à quai. L’appareil productif était, au mieux, encore en convalescence et au pire, plombé, gangrené par l’industrie minière et pétrolière bien en peine de revenir, ne fût-ce qu’à 50% de son niveau d’avant révolution.
Mehdi Jomaa sut affirmer son leardership sur son équipe ministérielle, choisie certes pour ses compétences, mais au caractère bien trempé. Et cela l’a servi dans la conduite de l’action gouvernementale. Il a amorcé un certain nombre de réformes aux effets immédiats et à terme. Il a initié un nouveau mode de management gouvernemental au style épuré, au cap bien défini, fondé sur une économie de temps et de moyens, en allant droit vers l’essentiel. Les vents hélas ne lui étaient pas favorables. Tout le monde le revendique, mais aucun parti ni institution ne le soutient vraiment. Qu’il s’agisse de la mésentente cordiale avec l’autre tête de l’exécutif en passant par l’animosité et l’hégémonie de l’Assemblée nationale constituante (ANC) qui ne voulait rien de moins que le monopole du pouvoir aux dépens même du gouvernement et jusqu’aux partis politiques, toutes idéologies confondues. Entre l’agitation sociale qui repartait toujours de plus belle, l’hostilité bienveillante du président de la République provisoire, l’étroite surveillance de l’ANC et l’hypocrisie des partis politiques que la perspective de réussite du gouvernement n’enchante guère, la voie est on ne peut plus étroite. Le gouvernement Jomaa dut naviguer entre les récifs. Il s’en est au final sorti indemne. On retiendra de Mehdi Jomaa son engagement de tous les instants, sa force de caractère, sa détermination à éradiquer le terrorisme et sa capacité de mener le pays, en pleine ébullition sociale, politique et sécuritaire, aux élections législatives et présidentielles qui, à bien des égards, furent un modèle de transparence et de liberté.
Il a su se frayer son propre chemin sur les décombres des finances publiques qu’il s’est gardé de dénoncer pour ne pas accabler ses prédécesseurs. Ils ne pouvaient, lui et son équipe, tout faire, mais on ne peut leur reprocher de n’avoir pas tout tenté dans le peu de temps qui leur était imparti, sur fond de troubles et de difficultés en tout genre.
Mehdi Jomaa avait reçu un mandat d’un an ou presque pour relancer l’économie frappée d’anémie, apaiser les tensions sociales, protéger le pays de ses propres démons et mettre de l’ordre dans la maison Tunisie. Il s’y est employé du mieux qu’il le pouvait, en engageant une vaste entreprise de salubrité politique et publique sur plusieurs fronts. Il ne pouvait, hélas, avancer au rythme qu’il voulait dans la direction qu’il s’est tracé, freiné qu’il était par des revendications sociales, et lesté par le boulet des entreprises publiques devenues de vaillants producteurs de déficits. Leurs salariés, de plus en plus nombreux et dont plus rien n’arrête le recrutement sans mobile valable, s’en délectent, dans l’indifférence générale. Sans intervention, c’est-à-dire sans les subventions de l’Etat, elles seraient déjà mortes de plaisir.
Le gouvernement de technocrates n’a pas vocation à se réjouir des déficits qui relèvent de dérives managériales et d’un défaut répréhensible de gouvernement d’entreprise. Il dénonça ces dysfonctionnements qui grèvent le budget de l’Etat, freinent l’investissement public et dénaturent l’action gouvernementale. Les ministères concernés sont déjà à la manœuvre pour mettre fin à ce désastre financier.
Le syndicat, reconverti à la défense des privilèges et de rente de situation, s’y oppose. Le choc dans le transport et ailleurs a été brutal. Mais le processus d’assainissement et de restructuration est déjà amorcé. Face à la détermination du gouvernement, les syndicats ont dû faire machine arrière et se résoudre à la raison. Le nouveau gouvernement doit mettre autant de détermination pour aller jusqu’au bout de ces réformes dans l’intérêt des entreprises, des salariés eux-mêmes et de nos chances de redressement économique.
Bien sûr, il y a l’envolée des prix, la dégradation du pouvoir d’achat, la plaie du chômage qui ne se referme pas et la fracture sociale qui agite le pays. Bien sûr, il y a la prolifération de la corruption, de la saleté et des immondices qui empestent nos villes et nos campagnes. Bien sûr, il y a la propagation du commerce informel qui déprime nos entreprises et donne du pays une image qui ne doit pas être la sienne. Surtout quand il faut convaince à force de sollicitation les investisseurs étrangers et les touristes devenus quelque peu réticents.
Mais une chose est sûre : le tableau serait beaucoup moins chargé, s’il n’y avait ce désordre permanent, cette agitation sociale qui va crescendo et ces menaces terroristes plus d’une fois mises à exécution. A l’impossible nul n’est tenu. Aucun gouvernement au monde ne peut livrer une bataille globale sur tous ces fronts, sans moyens financiers, humains et matériels conséquents. Le gouvernement Jomaa, qui dut, de surcroît ,reconquérir une à une les parcelles de l’autorité et de l’espace publics laissés vacants par ses prédécesseurs, peut le moins déroger à la règle.
Mais si tout n’a pas été résolu et réglé, tout pourrait le devenir. En moins d’un an, le gouvernement de technocrates, sous le leadership de son chef, a posé et rétabli les conditions d’un possible redressement national. Le pays revient de loin. Il saura s’en rappeler. Avis donc au nouveau gouvernement qui doit agir vite et fort. Il n’aura pas plus de trois semaines pour convaincre. Autant dire que les cent premiers jours de prétendu état de grâce, c’est déjà de la littérature ancienne.