Les changements de gouvernement sont généralement l’occasion de tirer les leçons du passé. Ils devraient permettre de conduire les innovations, d’engager des réformes, de mieux structurer des secteurs d’activités en déclin une fois cernées les racines de leur inertie. On regrette aujourd’hui les sourires et le visage animé de Amel Karboul qui ne coûtaient rien, mais réveillaient en chacun de nous une vision positive quant à l’avenir de l’activité du voyage et nous poussaient à regarder le monde du bon côté, malgré les vicissitudes du temps. Mais les sourires et les selfies ne suffisent toujours pas à faire évoluer la réalité des choses, surtout lorsqu’on a été confronté au tarissement des flux touristiques, mais aussi, on s’en souvient, au sexisme, à la misogynie insidieuse et aux accusations pernicieuses de certains membres de l’ANC. Amel Karboul a vite découvert cependant, et à ses dépens, toute l’utopie d’une réponse miraculeuse aux difficultés d’un marché qui évolue sans visibilité, subordonné à des événements imprévisibles, exposé aux aléas conjoncturels tant au niveau national qu’au niveau international. Elle a persisté, parfois en dépit du bons sens, à vouloir renverser par des effets d’annonces la courbe de la croissance du principal secteur d’activité de l’économie en ignorant que celui-ci demeure plus que jamais tributaire des conditions générales de l’organisation du pays : insécurité, insalubrité, incivisme et j’en passe. Imbue des principes du gouvernement d’entreprises, elle avait cherché à mettre l’accent sur la communication plutôt que sur la réalisation, persistait à vouloir malgré tout favoriser une approche très opérationnelle en multipliant les prises de contacts, en organisant des réunions et en participant aux forums et aux grands événements musicaux de promotion du tourisme saharien sans être ni trop habillée ni trop décontractée. Mais, malgré toute sa bonne volonté, elle fut la victime d’une administration peu convaincue de ses décisions et un personnel qui n’adhérait pas totalement à ses normes de management pour être totalement opérationnel et productif.
C’est maintenant au tour d’une autre victime, Mme Selma Elloumi Rekik, issue du parti de la majorité, de trouver un refuge bien mérité, plaisant et favorable en toutes saisons, où elle pourra tranquillement vaquer à ses occupations, s’expliquer sur ses choix et ses engagements et assouvir sa passion pour la chose publique. Dans sa première déclaration, d’un truisme déconcertant, elle a proposé « des réformes urgentes pour promouvoir le secteur touristique », sans même prendre le temps de chercher à savoir comment elle compte réussir là où son infatigable prédécesseur avait échoué.
Accordons-lui toutefois le bénéfice du doute et tournons-nous vers le bien-fondé de certains choix politiques précipités, donc irréfléchis, dès qu’il s’agit de constituer un gouvernement. Car l’important n’est pas de satisfaire untel, de caser une telle au nom d’une distribution des portefeuilles ministériels qui soit la plus satisfaisante, la moins contestable et la plus équitable pour les partis de la coalition sans égard pour le principe de la réduction des dépenses, de la cohérence et donc de la bonne gouvernance. Dans le cas présent, faire fusionner le tourisme et la culture aurait pu constituer une façon de gouverner avec des stratégies et des objectifs nouveaux, alors même que l’activité fébrile du tourisme européen de masse pendant l’été fait place aujourd’hui à un tarissement et une somnolence qui se prolongent toute l’année. Dans la mesure où entre tourisme et culture se croisent des tâches communes et s’associent des compétences de l’un et de l’autre des deux domaines, le bons sens aurait exigé qu’ils soient unis dans un même département. En France, la culture contribue sept fois plus au PIB que l’industrie automobile.
En Tunisie, hormis l’exploitation et la préservation du patrimoine culturel : musés et sites archéologiques, ainsi que l’organisation des festivals, le ministère de la Culture, qui en est encore au stade des maisons du peuple et de la culture, n’est plus qu’un guichet unique pour la distribution des subventions sans égard pour la viabilité des projets, leur intérêt et leur qualité en matière artistique, culturelle ou patrimoniale, encore moins leur adéquation avec la stratégie de développement culturel dans le monde.
Il faut que les responsables se rendent compte que l’ère du tourisme «moteur de développement» et «faiseur de paix», est à jamais révolue. Le touriste européen, longtemps notre principale clientèle, cherche aujourd’hui à explorer au moindre coût des horizons plus lointains, préfère la Grèce, l’Espagne, ou les tropiques à un pays qui n’offre plus rien d’exotique où l’ennui le guette et l’animation ne l’enchante plus. Bien que vendue à des prix bradés, la Tunisie ne constitue plus un dépaysement, et l’authenticité réinventée ou la tradition bricolée ne trompent plus personne. L’artisanat n’est plus qu’une reproduction à l’infini d’artefacts traditionnels fabriqués en Chine. Le tourisme tunisien, qui avait ses points spécifiques d’ancrage géographique, ses endroits de prédilection, ses racines historiques multiples, ses vestiges archéologiques de renommée mondiale, aurait pu continuer à attirer les étrangers n’eût été l’état de délabrement du pays et des sites de réputation universelle. L’état présent du port Punique en est le tragique témoignage. Pour l’industrie du voyage comme pour la culture, la Tunisie n’est plus aujourd’hui un gisement touristique à conquérir, tout au plus une terre de refuge pour les pauvres familles de Libyens qui fuient la guerre civile.
Autre menace : tourisme et culture, ne tiennent pas compte de l’évolution de plus en plus rapide des marchés et du comportement des consommateurs.
Chaque jour de nouvelles offres, plus contemporaines, ou plus conviviales, sont proposées à de nouvelles clientèles, aux comportements inconnus sauf d’une poignée d’opérateurs. De nouvelles destinations sont créées chaque mois, celles de pays émergents qui ont anticipé les changements et qui les abordent directement sans devoir passer par des ministères du Tourisme ou de la Culture. Le virage des technologies nouvelles n’a pas été anticipé : l’e-tourisme, la numérisation des chefs d’œuvres de l’art, du cinéma et de la littérature sont entamés depuis des années. Téléphones intelligents et réseaux sociaux ont bouleversé ces secteurs dont la complémentarité n’est plus à prouver.
Réduite à son seul charisme, une ministre est impuissante à exister vraiment. Madame Elloumi, si elle arrive à se prêter au jeu par son brillant, sa présence, son ton, finira par être un excellent produit pour les médias qui aiment donner un visage doux et calme pour pouvoir identifier une politique. Pour le reste, attendons de voir.