Les islamistes de Daech s’attaquent à toutes les manifestations d’humanité, y compris à ses expressions culturelles. La destruction des grandes sculptures de pierre- considérées comme de vulgaires symboles honteux du paganisme idolâtre- de la galerie assyrienne du musée de Mossoul (le plus important d’Irak après celui de Bagdad) renvoie des images moins sanglantes que celles des décapitations d’êtres humains, mais n’en affecte pas moins le patrimoine de l’humanité. Il y a par là une volonté de nier un héritage civilisationnel de la Mésopotamie qui a donné naissance à l’alphabet et à l’écriture. Fin janvier, Daech aurait commis des autodafés, avec la destruction de milliers de livres de la grande bibliothèque de Mossoul, des ouvrages de poésie, de philosophie, de sciences, certains datant des XVIe et XVIIIe siècles… tous présumés blasphématoires et portant atteinte à la pureté des préceptes du prophète. Ces crimes témoignent d’une incapacité à assumer sa propre histoire, en tant qu’Arabo-musulman, à nier la contribution de l’ère préislamique à l’Islam lui-même.
Durant cette période, les « Arabes » sont membres de diverses tribus bédouines- essentiellement nomades- vivant dans la Péninsule arabique et à la lisière de la région syro-mésopotamienne. Organisés en tribus, ces Bédouins se caractérisent par une langue commune (l’arabe est une langue « sémitique », comme l’hébreu), un ensemble de mœurs (vengeance, razzias, mais aussi hospitalité) et de valeurs fondées sur la solidarité, l’orgueil et le courage. L’Arabie antéislamique n’était donc pas un espace areligieux. Si certains Arabes ont adhéré au monothéisme judaïque ou chrétien, la plupart étaient païens et pratiquaient des cultes naturalistes qui ont évolué en cultes de divinités astrales. Malgré un environnement général fait de particularismes religieux et de polythéisme, un mouvement de rapprochement des rites (sanctuaires, pèlerinages) et cultes a amené les tribus arabes à adorer leurs divinités respectives. Malgré la présence du christianisme et du judaïsme dans l’Arabie antéislamique, la vie religieuse des bédouins se résumait à l’adoration d’esprits invisibles, de divinités astrales, parmi lesquelles une divinité supérieure : Allâh, dieu suprême créateur (Dominique Sourdel). À partir du Ve siècle, La Mecque est devenue un centre de pèlerinage abritant les principales divinités des Arabes dans un seul et même sanctuaire où est vénérée une Pierre Noire : la « Ka’ba ». La Mecque est alors au centre de la vie religieuse et commerciale de l’Arabie occidentale. Si l’avènement de l’Islam ne remet pas en cause cette réalité (le monument religieux de la Ka’ba est lui-même conservé), la révélation marque une rupture historique.
En outre, l’avènement de l’Islam et de l’Empire islamique ne coïncident nullement avec une quelconque éradication des manifestations de la culture. Après avoir chassé les Omeyyades du pouvoir, les Abbassides (descendants de Abbas, un des oncles du prophète Mohammed) fondent la seconde dynastie de califes (750-1258). Le règne des Abbassides correspond à un âge d’or de la civilisation arabo-islamique. Des musulmans arabes et non-arabes (Perses, Byzantins et essentiellement Turcs) contribuent au développement des sciences (les mathématiques, notamment l’algèbre, l’astronomie, mais aussi la physique et la mécanique, les sciences de la médecine- avec notamment la figure de Rhazès- les sciences naturelles et la géographie avec le Traité d’Edrisi) et des arts (la littérature, la poésie, la calligraphie), en s’inspirant notamment d’autres civilisations (byzantine, perse, grecque…). La calligraphie revêt le statut d’art sacré, car elle s’emploie à transcrire le Coran. Différentes écoles apparaissent à l’aube du IXe siècle : le thuluth, le naskh, le ruq’a. Le vizir et calligraphe Ibn Muqla entreprend une codification de cet art. Les calligraphes se départissent néanmoins de ces règles strictes. Cette liberté de création ouvre la voie, dès le XIe siècle, à l’amélioration des styles existants et à la naissance de nouvelles écoles par Ibn Al-Bawwab et Yaqut Al-Musta’simi. Après la dynastie des Abbassides et l’apogée de la calligraphie à Bagdad, les Turcs et les Perses inventent à leur tour de nouveaux styles. La calligraphie contemporaine puise à ce patrimoine et le renouvelle, notamment dans le développement du koufi maghrébin et du koufi oriental.
Au milieu du VIIIe siècle, la curiosité intellectuelle, philosophique et scientifique, amène l’élite abbasside, très férue d’hellénisme, à traduire l’héritage de la philosophie grecque perçue comme manifestation d’une raison universelle et d’un patrimoine commun. Al-Ma’mûn (813-833) a soutenu le premier les travaux de traductions d’ouvrages philosophiques grecs, avant d’accompagner l’émergence du mutazilisme, école de théologie rationalisante. Héritier des œuvres d’Aristote et du néoplatonisme, le courant de pensée de la falsafa est animé par trois figures majeures : Kindi Al-Farabi, le Perse Ibn Sina (Avicenne, 980-1037) et l’Andalou Ibn Rochd (Averroès, 1126-1198). Initialement liés aux courants théologiques, les « falasifa » (philosophes) s’émancipent peu à peu des discours tenus par les théologiens, même si le dialogue perdure entre les deux sphères. Ce courant intellectuel soutenant l’idée que grâce à la logique d’Aristote, la raison humaine pouvait découvrir et démontrer une vérité.
Par une ironie de l’histoire, les derniers évènements font écho à d’autres épisodes criminels, dont les Arabo-musulmans ont eux-mêmes été victimes. En 1258, l’armée mongole met fin au califat abbasside de Bagdad : le calife al’Musta`sim est tué, la ville est mise à sac, sa population est massacrée et sa grande bibliothèque- qui portait le beau nom de «maison de la sagesse»- brûlée. Cet épisode dramatique est encore vivace dans la conscience arabe.