Une disposition quasi-naturelle subsiste en chacun de nous, car qui n’a pas rêvé un jour d’intervenir au nom de l’Etat et ses deniers pour redresser des torts et améliorer des conditions de vie ? Qui n’a pas songé s’ériger parfois en agent de l’autorité pour sanctionner les contrevenants à la loi, se montrer généreux envers les démunis et régénérer le pays ? Bref, qui n’a pas cherché à avoir cette liberté d’agir en dehors des normes souvent prescrites et des usages admis ? Sauf que ces compétences dont on aimerait disposer, même brièvement, ne peuvent s’exercer qu’aux travers d’institutions reconnues par la loi.
Disposant d’un pouvoir quasi-absolu, un Premier ministre se complaît alors à agir là où les autres temporisent, à prendre tout en main là où les autres délèguent, à aller sur le terrain là où les autres préfèrent rester à distance, à choisir le contact direct là où les autres s’esquivent et se dérobent. Il entend ainsi trier et organiser le chaos du présent afin d’y produire les décisions rapides et successives que requiert l’action politique d’envergure. Pourtant ce n’est point-là son rôle. Il est censé, tout au plus, attirer l’attention sur des défaillances constatées dans tel ou tel secteur de la société et faire en sorte que les rouages institutionnels- ministres, administrations et dirigeants d’entreprises publiques- accomplissent au mieux leur travail sans qu’il n’ait jamais à assumer ce rôle à leur place.
Mais H. Essid ne l’entend pas de cette oreille. Visites-impromptues, inspections, contact avec les populations, manifestations d’autorité parfois disproportionnées, cadeaux faits avec l’argent des autres, sont autant de tentations directement tirées du bréviaire des régimes personnels. Les déplacements fréquents, rarement suivis d’effet, ont ainsi pour origine un certain nombre de motivations : on y recourt pour développer un charisme, pallier l’insuffisance des ressources matérielles, ou pour rassurer des citoyens en défiance vis-à-vis d’un Etat en dysfonctionnement. Ce Césarisme de gouvernement s’impose avec plus ou moins de succès dans des situations de crise ou de transition : incompétence des ministres, effondrement des institutions politiques et des relations d’autorité, menaces portées aux formes traditionnelles d’intégration, etc.
De quoi tiendrait-il alors son vrai métier ? De son autorité ou de son savoir-faire politique ? Des deux. Commençons par examiner l’autorité à travers l’exemple de cette importante réunion qu’il avait présidée à la caserne d’al-Aouina. Au lieu de se passer, comme de coutume, autour d’une table pour quinze ou vingt fauteuils autorisant une liberté de communication, de confrontation et de débat d’idées, l’événement a eu lieu, comme l’exige un modèle éculé, dans un immense espace qui rappelle fortement une salle de cinéma qui serait en train de se vider de ses spectateurs et dans laquelle ne manquerait que l’affichage de la trombine du président de la République. Installé au milieu de la tribune, face à une assistance plutôt clairsemée, le Chef du gouvernement, flanqué de deux éminents collaborateurs, exhortait les gouverneurs de l’Etat à assurer la pleine mobilisation en faveur de l’emploi, de la lutte contre la misère, la pauvreté et la menace terroriste. Ces derniers, dont la fonction administrative et bureaucratique avait de tout temps pris le pas sur leur première raison d’être- qui est de parcourir inlassablement leur région en tous sens et s’enquérir de l’état de leur administrés- regrettent déjà l’époque où ils étaient intégrés à un corps transcendant, où ils faisaient l’objet de respect et de considération, où ils étaient convoités pour leur puissance et vivaient tous dans la perspective qu’un jour ou l’autre ils seraient nommés ministres de la République. Ils regrettent également le temps où ils agissaient à l’ombre d’un parti unique qui gérait tout à leur place, encadrait le pays jusque dans ses moindres recoins et maîtrisait à sa façon les moindres velléités de contestations. Les voilà aujourd’hui seuls face à leur destin. D’autant plus exposés à la tourmente de la transition démocratique que les protestataires et les grévistes de tous poils n’hésitent plus à attaquer ou saccager à tout bout de champs n’importe quel édifice de l’Etat et même des institutions privées. Alors que H. Essid était en plein discours, un homme est entré dans la salle à la recherche du siège le plus approprié pour le spectacle. Il avait tout l’air d’un promeneur curieux, d’un badaud qui serait là par hasard parce qu’il avait du temps. Il fut immédiatement interpellé par le Chef du gouvernement qui rappela à l’intrus que la séance avait déjà commencé, tout en lui enjoignant l’ordre de quitter la salle immédiatement. La vigilance sans faille du Premier ministre fut immédiatement saluée par les médias et interprétée comme un tournant dans la vie politique du pays, comme l’attitude clairement affichée d’un Premier ministre désormais attentif à tout débordement et intraitable dès qu’il s’agit du respect de la ponctualité de la part des serviteurs de l’Etat dans un pays où pourtant le temps de travail effectif des agents de l’administration ne dépasse pas huit minutes par jour ! Personne n’avait cependant trouvé curieux, surtout par les temps qui courent, qu’un espace qui devrait rester clos et inaccessible aux personnes non autorisées soit ouvert à tout vent. Sans parler de la caméra qui avait filmé la scène !
Mais passons, voici H. Essid, à nouveau sur le terrain. Un gouvernement à lui tout seul ? C’est en tout cas ce que laisseraient croire ses interminables pérégrinations : déplacement à Sidi Bouzid suite au décès d’une écolière par l’hépatite B, arrivée imprévue à l’école primaire de Fernana afin d’inspecter les infrastructures de l’établissement, visite inopinée à l’aéroport International de Tunis-Carthage destinée à prouver qu’il suffit parfois d’une présence, mais pas n’importe laquelle, pour que les délais d’attente des voyageurs soient raccourcis. Enfin, dénonciation spontanée des personnes ou des institutions reconnues coupables des maux dont souffre le peuple. Autant d’initiatives, avouons-le, à portée politique ou stratégique limitée, que les nombreux novices du gouvernement, qui préfèrent passer leur temps à proférer des propositions qui n’ont aucun sens et des discours de redondance sur les moyens les plus appropriés pour faire face à la crise, auraient été normalement en mesure d’accomplir.
Voyons maintenant le savoir-faire, seul moyen capable de rendre ses décisions crédibles. L’évolution générale du pays a rendu la démocratie plus volatile : un électorat, masse et élite confondues, qui a perdu espoir et s’identifie de moins en moins à ses représentants, une inadéquation entre la réalité sociale et l’expression politique, la persistance de la crise économique et sociale et les insuffisances des résultats obtenus au fil des alternances politiques. Tout cela est générateur du scepticisme et du désarroi d’une importante partie des catégories populaires. Dans ce contexte, gouverner comme le faisait Bourguiba, par le contact direct, ou Ben Ali par les visites–surprises, consacre l’affadissement du politique et laisse se multiplier les impasses des systèmes de mobilisation et de gouvernement.
Du moment que le chef du Gouvernement s’est avéré si performant et dont la mission est toute entière inscrite dans le champ de l’efficacité et de la contrainte, proposons-lui, afin qu’il puisse séduire davantage le peuple et les médias, une liste exhaustive des chantiers à visiter, des secteurs à développer, des grèves à faire éviter, des abus à dénoncer, des comportements à sanctionner et des torts à redresser. Tout compte fait, non, car cette liste serait bien trop fastidieuse pour un seul homme, dusse-t-il s’appeler Habib Essid.