Rencontré en marge d’une journée d’étude organisée par le Centre des Etudes et des Recherches Economiques et Sociales sur les perspectives de l’économie tunisienne, Kamal Ayadi, expert international en politique et stratégie de la transparence et en développement régional, a bien voulu répondre à des questions relatives à la situation de l’économie tunisienne.
Leconomistemaghrebin.com : Quelles sont les perspectives de l’économie tunisienne à la lumière de sa situation actuelle ?
Kamel Ayadi : Les perspectives de l’économie tunisienne dépendront de la capacité de l’Etat à engager les réformes. Nous avons déjà vu que le point clé c’est comment l’Etat va pouvoir concrétiser les réformes. D’ailleurs les réformes sont connues et identifiées. Je dirais qu’il y a peut-être un consensus autour de la nature des réformes nécessaires mais la question de leur mise en œuvre est une question difficile.
Quand on parle de réforme : nous pouvons évoquer la réforme de la Caisse de compensation qui est une réforme qui va être douloureuse et nécessite un consensus. Je crois que compte tenu de la situation politique actuelle et surtout des divergences politiques, on n’a pas encore atteint le niveau requis pour être d’accord sur les réformes. Donc la question de la capacité de l’Etat d’engager les réformes économiques qui s’imposent va impacter et va donner le ton sur les perspectives politiques.
Le deuxième paramètre est relatif à la capacité de l’Etat à créer l’inclusion sociale. C’est-à-dire à intégrer les couches marginalisées et à résoudre le problème du chômage, notamment le chômage des diplômés et à rendre l’espoir aux régions défavorisées. Je vous rappelle que la situation dans les régions est un frein au développement économique parce que l’Etat n’a pas encore identifié les mesures qui vont lui permettre réellement de dynamiser le développement régional. La capacité à réhabiliter l’administration est un autre aspect dont vont dépendre les perspectives économiques. Nous avons une administration compétente mais qui ne délivre pas. Quoi qu’on dise sur l’administration tunisienne, notamment la bureaucratie, mais on a eu la preuve au lendemain de la révolution qu’elle a tout de même assuré le service de base. Mais actuellement l’administration tunisienne est passée d’une incapacité conjoncturelle à une incapacité structurelle. L’élément qui nous autorise à faire cette analyse c’est l’incapacité de l’Etat à réaliser les projets et les investissements. Pendant les trois dernières années nous avons vu comment la consommation du titre 2 n’a pas dépassé dans les meilleurs des cas 50%. Donc le problème n’est plus relatif à la mobilisation de nouvelles ressources financières mais encore faut-t-il avoir la capacité de réaliser les projets.
Aujourd’hui, l’administration ne peut pas réaliser les projets des trois derrières années. S’ajoute à cela qu’elle a été handicapée par des recrutements massifs, par les changements des responsables. Donc pour résumer, je dirais que deux questions se posent : comment faire pour relancer l’administration qui piétine ? Comment peut – on réaliser l’inclusion sociale pour pouvoir rendre l’espoir aux couches sociales défavorisées ?
Quatre ans après la révolution et l’exclusion sociale demeurent ?
On ne peut pas ignorer qu’aujourd’hui il existe une grande fracture sociale. La Tunisie est divisée en deux : celle des 14 gouvernorats et la Tunisie orientale (la cote). Quand vous allez examiner les paramètres de développement dans les deux zones, vous vous rendrez facilement compte qu’il existe beaucoup d’écart entre elles. La fracture sociale est une fracture qui menace. Elle ne peut être réparée qu’avec des réformes structurelles et avec des projets concrets et elle nécessite également, pour qu’elle ne soit pas une bombe à retardement, des solutions palliatives, pour éviter cette explosion sociale qui risque de se produire un jour. Ajoutons à cela que la classe politique a perdu beaucoup de temps pendant les quatre dernières années, ce qui a fait que la question économique a été reportée et n’a pas pris le temps qu’il fallait pendant les débats.
Je rappelle que même les débats étaient essentiellement politiques, ce qui a fait que la dimension économique a été occultée. Je ne crois pas que le gouvernement va réussir à rendre l’espoir aux gens surtout que comme nous l’avons constaté ces derniers jours avec les inondations à Jendouba ces gouvernorats n’ont pas uniquement un problème de marginalisation mais aussi des catastrophes naturelles et nous avons vu l’incapacité de l’Etat à porter secours et à gérer la crise.
Plusieurs experts avancent que le modèle de développement hérité de Ben Ali s’est essoufflé et qu’il est nécessaire d’élaborer un nouveau modèle de développement qui prend en considération les spécificités du nouveau contexte. Qu’en pensez-vous ?
Le modèle de développement n’est pas quelque chose qui se décrète. C’est une orientation qui peut être amorcée à long terme. Le modèle de développement qui a été hérité du temps de Ben Ali est un modèle basé sur l’économie de bouts de chandelle, sur des activités industrielles à faible valeur ajoutée. Cela dit, l’économie tunisienne n’a pas empêché les industries à forte valeur ajoutée d’émerger. On ne peut pas du jour au lendemain inventer une économie industrielle à forte valeur ajoutée si le niveau de créativité et d’intelligence des Tunisiens est tel quel. C’est le niveau de créativité du Tunisien qui va dicter finalement le schéma de développement.
Le modèle de développement actuel s’essouffle parce qu’il est basé sur l’exportation de la main-d’œuvre. Ce modèle n’a pas donné de possibilité à l’émergence d’une industrie à forte valeur ajoutée, l’économie du savoir, l’économie immatérielle. A partir de 2007-2008, le pouvoir politique était conscient que le modèle de croissance était voué à l’essoufflement et qu’il ne peut pas donner dans les meilleurs de cas que 5 à 6% de taux de croissance mais s’ils veulent passer à une croissance qui dépasse les 6%, cela va nécessiter l’exportation des services et le positionnement de la Tunisie dans ce secteur et la promotion et la valorisation de l’intelligence collective pour l’orienter vers une industrie à forte valeur ajoutée. Cela ne dépendra pas uniquement des choix politique mais aussi des Tunisiens