Branle-bas de combat gouvernemental. Les ministres sont sous pression pour se mettre – aussitôt confi rmés à leurs postes – en ordre de marche. Ils n’ont pas plus de deux semaines pour présenter leur feuille de route pour les 100 premiers jours, en attendant l’épreuve de fond quand il faudra ouvrir le chantier des réformes structurelles avant de se projeter sur le moyen et le long terme qu’il ne faut pas perdre de vue.
De fait, la mise en perspective de l’action immédiate du gouvernement est nécessaire et utile. Elle s’inscrit dans l’épure d’un programme composite d’une grande générosité. Il ne peut en être autrement dès lors qu’il lui faut faire face à l’urgence et affronter la dictature de l’instant. L’impatience née de frustrations accumulées, de promesses non tenues, de démonétisation du discours politique et de la dégradation ininterrompue des conditions de vie ont bousculé nos habitudes et nos valeurs ancestrales. Plus personne n’entend assumer davantage de sacrifi ces au motif que l’Etat et les entreprises manquent de ressources et ont besoin de temps.
Le pays n’en peut plus au point de se fondre dans un même cri de ralliement : ici et maintenant. Le Gouvernement Essid est confronté à un terrible dilemme: comment préparer l’avenir et éviter que celui-ci ne tombe en panne, tout en prenant en charge les exigences et les contingences du moment sans qu’il dispose de réelle marge de manœuvre financière. Il faut une sacrée volonté politique et un art consommé de l’équilibrisme pour calmer cette impatience amplifi ée par la faillite des politiques qui ont brillé par leur inefficacité, leur incurie, qui n’ont pas su ou voulu mettre leur énergie au service du pays et des individus qui en ont tant besoin.
L’illusion aura été de très courte durée. Le rêve s’est vite brisé. Les quatre dernières années n’ont guère été rassurantes. Certains les ont vécues comme un véritable cauchemar. Le contingent des jeunes diplômés, sans emploi, en déshérence social, gonfle au fi l des semaines. Ils rêvaient d’un emploi qu’ils ne peuvent avoir. Quand la machine économique est à l’arrêt ou presque, l’ascenseur social tombe en panne plongeant un grand nombre de familles déjà en difficulté dans la détresse. Un Tunisien sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté, à moins de 3 dinars/jour sans qu’il soit le seul à côtoyer la pauvreté et la misère. On imagine mal éradiquer dans ces conditions la menace terroriste. Le terroir est assez fertile pour donner quelques longueurs d’avance aux maîtres recruteurs qui pullulent dans la région. Les salariés –qui ont le privilège de l’emploi- donnent de la voix et ne reculent devant rien. Ils défient autorités publiques et employeurs privés pour faire bouger les lignes de partage de la valeur ajoutée, scotchée à son plus bas niveau. Ils refusent de voir leurs salaires maintenus en rade quand la valse des prix donne le vertige.
L’ennui est que toute hausse des salaires dans la fonction publique et dans le secteur privé sans contrepartie productive – c’est-à-dire sans gain de productivité – alimente elle-même l’inflation et ne fait que courir jusqu’à l’essoufflement derrière les prix en folie. Les salariés vivent la dégradation de leur pouvoir d’achat comme une véritable agression. Leur riposte n’est pas toujours appropriée et n’est pas du meilleur effet sur l’activité nationale. Le coût des grèves, des sit-in, de la désorganisation de la production est exorbitant : nous le payons aujourd’hui en inflation et chômage. Il ajoute la crise à la crise.
Que faire pour sortir de ce cercle vicieux et de cette spirale infernale et retrouver les chemins d’un cercle vertueux ? Que doit-on faire dans l’immédiat pour ramener le calme dans les esprits, rétablir la confiance, construire un véritable dialogue social rénové qui ne soit pas à l’avantage des uns et en défaveur des autres, un dialogue fondé sur une vision commune de nature à consacrer la convergence de l’impératif social et des exigences de compétitivité ?
Le gouvernement issu des élections doit, dans le contexte mouvementé actuel, parer au plus pressé et en même temps penser à l’avenir étant entendu que l’avenir a déjà commencé hier. Certes les quatre dernières années ont freiné l’évolution de la production, déjà à bout de souffle, en fin de cycle. On se doit aujourd’hui de réparer les dégâts, de rattraper le temps perdu, créer les conditions d’un décollage aussi rapide que durable pour coller de nouveau à nos compétiteurs parmi les émergents qui nous ont largement distancés. Un seul mot d’ordre : libérer la croissance en libérant l’investissement et l’initiative privée. Il n’y a pléthore de chômeurs que parce qu’il y a recul de l’investissement et il y a carence de l’investissement non pas par insuffisance de la demande mais parce que le climat des affaires n’est guère encourageant. On ne peut espérer la moindre éclaircie quand le moral des chefs d’entreprise est en berne. Un vrai gâchis car qu’il s’agisse du chômage des jeunes diplômés, des salaires qui ne décrochent pas, de la fracture sociale qui s’incruste, des inégalités régionales qui se creusent, de l’inflation qui accentue ses effets dévastateurs sur le tissu social, tous ces fléaux sont solubles dans la croissance. Sauf que celle-ci ne se décrète plus, elle se construit à partir d’un diagnostic qui ne soit entachée d’aucune erreur. On saura alors que les politiques de demande d’inspiration keynésienne ont démontré leurs propres limites au regard de l’aggravation de l’inflation du déficit budgétaire et de la balance des paiements courants. L’Etat n’est plus en capacité de recruter au risque de se condamner à la paralysie. Il serait bien inspiré de dégraisser le mammouth pour retrouver un semblant d’efficacité. Les salaires des fonctionnaires absorbent plus du tiers de son budget. Si on y ajoute le service de la dette et les dépenses de la Caisse générale de compensation, il n’en faut pas davantage pour sonner le glas de l’investissement public laissant ainsi à l’abandon infrastructure, régions, enseignement, santé, recherche….
Aujourd’hui l’évidence s’impose, l’investissement privé est le plus à même de faire reculer le chômage, résorber la fracture sociale et régionale et donner plus de perspective aux jeunes. Ce qui signifie en clair qu’il faille mettre en oeuvre une véritable politique d’offre pour stimuler l’investissement et donner une nouvelle impulsion à la création d’entreprises. Là est le noeud gordien du problème. L’économie tunisienne souffre d’une carence entrepreneuriale et d’un déficit d’entreprises. Il y a peu d’entreprises au regard de notre propre potentiel productif. Et il s’en crée de moins en moins dans un pays où un grand nombre de jeunes et de moins jeunes rêvent de créer leur propre entreprise. La faute en incombe à l’Administration dont la réglementation pléthorique est aux antipodes du discours. Trop de procédures administratives de contrôle tatillon, de suspicion poussent à la désertification de l’appareil productif.
Il faut à chaque coin de rue solliciter de nouvelles autorisations pour pouvoir entreprendre et créer des emplois, fût-ce le sien propre. De fait, l’auto-entrepreneuriat suscite une abondante littérature rarement suivie d’effet.
Pis encore, franchi l’obstacle administratif, les jeunes porteurs de projet sont pris dans les mailles du filet des banques et des établissements de crédit qui exigent moult garanties et profitabilité hors norme.
Les PME/PMI, les entreprises à taille intermédiaire, à fort potentiel de création d’emplois et d’exportation, qui ont encore la tête hors de l’eau voire les grandes entreprises n’ont jusque -là rien vu venir qui puisse stimuler leur ardeur, favoriser l’investissement et l’embauche. A charge pour le gouvernement de régler son pendule à l’heure d’une fiscalité qui ne soit plus confiscatoire pour les plus vertueux. La tendance chez les émergents comme dans les pays industrialisés avancés est à la baisse de l’impôt sur les sociétés et à la décrue des charges sociales pour aider à la reprise et de l’investissement et de l’emploi.
Au final, l’Etat y gagnera en engrangeant davantage de recettes fiscales selon ce principe de réalité rarement démenti selon lequel trop d’impôts tuent l’impôt. La baisse du taux d’imposition relancera l’investissement, réduira l’incitation à la fraude fiscale, élargira l’assiette et serait un début de solution pour endiguer, canaliser et réduire le périmètre d’action du commerce informel qui ruine aujourd’hui des pans entiers de nos entreprises.
L’avenir, s’il est vrai qu’il a commencé hier, reste un chantier ouvert où chaque jour apporte sa propre contribution. A cette différence près qu’aujourd’hui nous sommes tenus, plus qu’à aucun autre moment, de redresser une économie abîmée par quatre années de transition politique qui ne fut pas un long fleuve tranquille. Nous devons de surcroît faire face à une explosion de demandes comme nulle autre pareille. Le chemin est long et le trajet difficile, mais il faut oser les premiers pas qui sont décisifs, c’est-à-dire sabrer dans le maquis administratif. Il n’y a rien de mieux pour détendre l’atmosphère, rétablir la paix sociale, allumer tous les feux de la croissance que de réconcilier l’Administration avec les entreprises.
L’Administration doit évoluer, s’adapter pour se conformer aux exigences de la mondialisation des économies. Elle doit alléger ses procédures et se mettre dans la peau d’un prestataire de services au grand bénéfice des entreprises qui s’engagent, entreprennent et en veulent, celles qui créent des emplois et génèrent des ressources, notamment en devises. Elle doit changer sa perception et le regard qu’elle porte sur les entreprises, en finir avec les malentendus, les procès d’intention et les suspicions qui freinent le développement de notre appareil productif. Nous réussirons à nous surpasser, à crever le plafond de notre croissance potentielle quand se produira ce choc psychologique à la faveur de la réconciliation administration –entreprise.
Ce sera l’ultime démonstration du passage d’un sentiment de défiance à un sentiment de confiance. Tout pourrait alors repartir du bon côté. Le redressement national ne sera plus une simple hypothèse d’école, il prendra tout son sens.