Décidément, on n’en finit pas avec ces chocs à répétition, qui sèment à chaque fois le trouble dans les esprits et ébranlent les fondements de l’économie tunisienne. Passe encore les récentes et néanmoins graves déclarations du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) qui dit ne rien comprendre à l’envolée de la facture pétrolière, quand le prix du baril est à son plus bas niveau depuis plus de 6 mois. Pas la moindre décrue sur le prix à la pompe. Plus surprenant encore, on ne signale aucun effet sur le déficit budgétaire ou le solde de la balance commerciale. Le plus inquiétant est qu’on ne décèle aucun impact positif, comme on pouvait s’y attendre, sur le niveau d’activité…
A vrai dire, le gouverneur de la BCT n’est pas le seul à avouer son ignorance, lui qui a formé deux générations d’économistes. Tout le monde est perplexe, s’interroge et ose espérer qu’on lève le voile sur on ne sait quel mystère, du genre de ceux que nous avons pris l’habitude de soupçonner tout au long de trois années de gestion gouvernementale débridée, libre de tout contrôle.
Et puisqu’on est au chapitre des « objets volants non identifiés » (Ovni), on retiendra ce passage en force aux postes frontières de Ras Jedir d’une cinquantaine de véhicules venant de Libye et chargés à n’en pas finir d’on ne sait quelles marchandises et quels produits. On n’ignore pas ce qui se passe dans la poudrière libyenne et les menaces qui pèsent sur la Tunisie. On ne comprend pas, dans ces conditions, la passivité des autorités locales face à cet acte de banditisme. Sommes-nous à ce point si vulnérables, si frileux, si peu protégés de ce genre d’agression qui confine à la piraterie ? Aucune hypothèse n’est exclue.
De quoi s’agit-il au juste ? Seraient-ce des produits prohibés, des armes voire des terroristes forçant ainsi nos lignes sous les monticules de marchandises non identifiées, à l’abri des regards ?
On tremble à l’idée qu’ils aient pu, en toute impunité, défier Douane et gardes frontières, fouler aux pieds notre souveraineté nationale et mis à mal l’autorité de l’Etat, soumise depuis l’élection du président de la République et la désignation du nouveau gouvernement à rude épreuve. Comme pour l’intimider, tester sa résistance et sa capacité de riposte. Mise en scène pour faire diversion et masquer des complicités locales chez les agents chargés de faire barrage à ce genre de trafic, ou aveu d’impuissance des forces stationnées sur place ? Dans un cas comme dans l’autre, on est saisi d’effroi et de peur. On a toutes les raisons de craindre pour notre pays, désormais dans le viseur de cette déferlante jihadiste.
On change de registre pour aborder d’autres types de menaces, qui n’en sont pas moins graves, bien qu’elles relèvent d’intentions pacifiques, honnêtes, voire légitimes. Y aurait-il des raisons impérieuses pour expliquer l’escalade des revendications salariales que cela ne saurait les justifier en ce moment précis, dans le contexte qui est le nôtre. Car elles déstabilisent et rompent ce qui reste du fragile équilibre économique et social. Le dialogue national est nécessaire, utile et salutaire, mais il doit préserver la pérennité des services publics et les possibilités d’intervention et de régulation de l’Etat, tout comme il a vocation à renforcer la capacité d’innovation et d’investissement des entreprises.
Le dialogue social voulu par les partenaires sociaux institue une sorte de culture du compromis qui nous met à l’abri de soubresauts et de chocs imprévus qui ont des effets néfastes sur la croissance, l’emploi et la répartition des revenus. En dehors de cette démarche consensuelle, les négociations sociales, arrachées sous la pression ou la menace syndicale, en rupture avec les possibilités réelles du pays, produisent davantage d’effets pervers qu’elles n’apportent de solutions aux problèmes des syndicats, fussent-ils réels et légitimes.
La paix sociale, oui et mille fois oui. Mais pas à n’importe quel prix, pas à n’importe quelle condition, si l’on veut sauvegarder notre économie et notre modèle social. Le gouvernement Essid qui a accepté, après le refus catégorique de son prédécesseur, d’engager les négociations en mars 2015 sur les salaires dans la fonction publique au titre de l’année… 2014 doit avoir de solides raisons que nous ne sachions. L’Ugtt, qui fut l’un des piliers majeurs de la transition démocratique, se montre beaucoup moins accommodante quand il s’agit de défendre son pré carré et l’unité de ses rangs. Ses appels aux négociations sonnent comme de véritables ultimatums. Il ne faut pas trop tendre l’oreille pour comprendre qu’elle entend terminer les négociations sur les augmentations de salaires pour 2014 avant la fin du mois de mars pour engager aussitôt et au plus vite celles relatives aux nouvelles majorations de salaires pour les années 2015 et 2016, pour les annoncer le 1er mai 2015. La détermination de l’Ugtt a au moins le mérite de la clarté, sans que le gouvernement ou la centrale patronale se soient prononcés sur la question, du moins celle pour les années à venir. Comme si l’état de nos finances publiques et celui des entreprises pouvait supporter ces chocs à répétition.
On se demande où sont passés nos lanceurs d’alerte. On s’étonne de leur silence assourdissant. Ne voient-ils pas toutes les menaces que ce tourbillon de revendications fera peser sur les maigres chances de reprise et de redressement de l’économie ?
La croissance est déjà à son plus bas niveau : 2,3% en 2014 et sans beaucoup d’espoir d’une plus grande éclaircie en 2015. Près d’un actif sur six est au chômage et plus d’un diplômé sur 3 court en vain derrière un premier emploi. Le déficit budgétaire titille la barre des 6% quand il ne la dépasse pas. Le déficit courant n’a jamais été aussi élevé. Nous n’avons jamais été aussi dépendants de l’extérieur pour notre propre consommation. Jamais ce pays n’a vécu autant au-dessus de ses moyens, sans que cela concerne les achats de biens d’investissement. Plus que quelques pas nous séparent de la mendicité, le temps d’entamer notre capacité d’endettement. A ce rythme-là, on n’en a plus pour longtemps.
Sur les 4 dernières années, le taux de croissance moyen aura été d’à peine 2%. Moins que la progression des salaires, au moment même où la courbe de productivité poursuit son déclin. Seule issue pour une fuite en avant suicidaire : l’inflation et son cortège de dévaluation de compétitivité qui ajoutent aux maux de l’économie nationale et à la désintégration de la cohésion sociale.
L’Etat, appelé plus qu’à aucun autre moment à intervenir dans les régions et à y injecter d’énormes investissements, n’a plus les moyens de cette ambition politique. Les salaires de la fonction publique – en raison notamment de recrutements scandaleux opérés pour des considérations partisanes par les deux gouvernements de la troïka – obèrent et plombent son budget. Ils atteignent 11,2 milliards de dinars (MD), alors que le budget ne dépasse pas les 29 MD. Pas loin de 40%. Du jamais vu. Une vraie bombe à retardement, surtout que l’épisode qui va suivre ajoute à la confusion : l’augmentation des salaires pour 2014, mais qui sera décidée en 2015, serait de l’ordre d’au moins 400 millions de dinars. A cela s’ajouterait, si l’on en croit la chronique des augmentations annoncées par la direction syndicale, des augmentations de salaires dans la fonction publique au titre de l’année 2015 qui seraient à tout le moins aussi élevées que celles consenties en 2014. Sans compter les majorations à effet mécanique suite à des reclassements. De quelque côté que l’on pose le problème, l’issue paraît des plus difficiles.
On ne voit pas comment, ni par quel miracle l’Etat pourrait équilibrer son budget. Sauf à augmenter les impôts, ce qui, en l’absence d’une réforme de la fiscalité, équivaut à charger davantage les entreprises et les salariés ou à tailler à la machette dans les subventions de la Caisse générale de compensation. Que restera-t-il pour financer les investissements dans les infrastructures économiques et sociales ? L’augmentation des salaires dans la fonction publique, en l’absence d’une forte reprise de l’activité, se traduit par moins de recrutement dans la santé, la recherche, l’éducation et moins de construction et de rénovation d’hôpitaux, de dispensaires, d’écoles, d’universités, de centres de recherches, de pistes agricoles, d’autoroutes et de représentations commerciales à l’étranger… D’autant que la capacité de financement de l’Etat est de surcroît amoindrie par le service de la dette qui explose à son tour, sans que celle-ci ait servi à développer les investissements d’avenir.
On craint pour nos finances publiques déjà très mal en point, pour la pérennité des services publics et pour notre redressement économique. Seule certitude, il y aura moins de stimulants financiers pour une croissance inclusive, plus d’inflation et moins d’emploi. Le spectre de la stagflation rôde entre nos murs. Il faut que l’on y prenne garde.
En s’engageant dans un nouveau processus de négociations que ses fondements sont abîmés, l’Etat se livre à un exercice d’équilibrisme sans filet protecteur. Il ouvre la boîte de Pandore dont on ne sait ce qu’il en sortira. Déjà, des syndicats sectoriels (transport, enseignement,…) se sont engouffrés dans la brèche ; certains exigent à leur tour des primes qu’ils auraient dû recevoir en … 2012, quand leurs propres entreprises étaient mises à genoux et qu’ils ne doivent leurs salaires qu’à la sollicitation du contribuable.
Les négociations salariales ne doivent pas s’extraire de la sphère productive, en prenant soin de ne pas couper le lien entre salaires-productivité. La dégradation du pouvoir d’achat des fonctionnaires, comme celle de l’ensemble des salariés est bien réelle, mais elle ne doit pas impacter les entreprises pour éviter le piège de la spirale inflationniste. L’entreprise doit pouvoir contribuer à améliorer le salaire réel, tout en développant sa capacité d’investissement et d’innovation, seule manière de stimuler la productivité, de monter en gamme, en valeur ajoutée, pour élever le niveau des salaires. Mais l’essentiel de l’effort incombe à l’Etat lui-même. L’entreprise, aux prises avec l’impératif de compétitivité, ne doit pas supporter à elle seule le coût exorbitant des soins, de l’éducation, du logement et du transport.
Ce sont ces 4 postes de dépenses qui sont aujourd’hui au coeur de la crise du pouvoir d’achat. Ce qui n’exonère pas de l’effort de réguler et de moraliser les circuits de distribution pour prévenir, ententes, rentes de situation et toute pratique répréhensible de nature à fausser les règles de jeu du marché. Nous attendons de l’Etat qu’il définisse une véritable politique du logement, de la santé publique, du transport en commun et de l’éducation des enfants. Tout ce que n’ont pas pu ou voulu faire les prédécesseurs du gouvernement actuel. Le citoyen contribuable ne doit plus être livré à la rapacité des cliniques, des promoteurs immobiliers et de certains enseignants qui donnent plus de cours chez eux qu’au lycée.
Ce qu’il faut pour élever la courbe de satisfaction des salariés ? Rien de moins que des logements à prix raisonnables et à loyers réduits, des soins dans des hôpitaux réhabilités à des tarifs qui couvrent leurs charges de fonctionnement, une école digne de ce nom, avec ses propres cellules de prise en charge, qui prenne soin de tous ses élèves pour en finir avec ce commerce des cours particuliers qui saigne le budget familial et un transport en commun bien de son temps pour faire l’économie de dépenses dont on peut se passer.
Bien évidemment, ces réformes devant soulager nos bourses prendront du temps. Moins, en tout cas, qu’on le croit, si le gouvernement s’engage résolument et fermement. Il en a les moyens et les structures de réflexion, d’action et de financement. Il peut se servir de cet argument, puisque tels sont son intention et son programme, pour tempérer l’ardeur revendicative et la crainte bien réelle de ses fonctionnaires aujourd’hui et de l’ensemble des salariés demain, quand il s’agira d’aborder le prochain round de négociations salariales. Vaste programme !