Rencontré en marge d’un forum interrégional sur le thème « développement intégré et inclusif des régions du nord de la Tunisie : Jendouba, Béjà, Le Kef, Siliana et Bizerte »- organisé le 07 mars 2015, à Tabarka, par la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), l’Office de développement du Nord-Ouest (ODNO) et le Centre de réflexion stratégique pour le développement du Nord-Ouest- Jameleddine Gharbi, ancien ministre du Développement régional et de la planification revient sur les principaux handicaps du développement régional et donne sa vision de ce que doit être une politique réussie de développement régional.
Jameleddine Gharbi, qui est déjà passé par le ministère du Développement régional, pense que le principal handicap au développement des régions intérieures du pays, est l’absence d’investissement privé. « Les habitants de ces régions continuent à revendiquer une certaine équité territoriale en matière d’investissement public. Or, ce dont ces régions ont besoin, c’est d’investissement privé qui, en s’associant aux efforts publics en la matière, peut être le chemin pour un développement soutenu », souligne-t-il. « Durant les dix dernières années, l’enveloppe d’investissement allouée aux régions intérieures a été bien plus importante que celle consacrée aux régions côtières, sauf que les investissements publics, dans les régions côtières, sont souvent couplés à une dynamique d’investissement privé qui a su prendre le relais et insuffler une certaine énergie. Ce qui est loin d’être le cas dans les régions dites intérieures où les investissements publics n’ont eu aucun effet d’entraîne¬ment sur les investissements privés. Ils sont donc restés limités et peu, voire pas efficaces », poursuit-il.
La décentralisation, un levier pour gagner le pari du développement régional
La décentralisation est, pour notre interlocuteur, un processus à engager dans l’immédiat, afin de doter les régions d’une autonomie financière et de gestion et des moyens que requiert le véritable exercice de leur autonomie. « C’est de la liberté de décider de leur sort économique et de la volonté de rompre avec le schéma de développement vertical, central, jusque-là pratiqué, que dépendra l’avenir de ces régions. Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, n’avait-il pas dit que le développement, c’est la liberté », s’interroge-t-il.
» Les différentes régions du pays doivent avoir leurs propres sources de financement, leurs propres fonds. Les ressources propres de chaque région doivent y être réinvesties. La donne actuelle est telle que ces régions sont considérées comme un simple entrepôt de ressources (marbre, orge, huile,…), qui, de plus, sont souvent transformées ailleurs, les privant ainsi de la juste part de leurs propres ressources. Cela ne peut ni ne doit continuer ainsi », dira-t-il avec force conviction.
Jameleddine Gharbi estime que le premier pas vers la voie de la décentralisation doit concerner les structures de financement. Il épingle ainsi les défaillances structurelles du système financier qui affiche, selon lui, une certaine démission en matière de collecte de l’épargne nationale, représentant actuellement moins de 20% du PIB, pour une faible proportion d’investissement. L’ancien ministre déplore aussi le grand déphasage entre le crédit à la consommation
et le crédit à l’investissement. « Les banques restent très frileuses quand il s’agit de crédit à l’investissement, et elles le sont encore plus quand il s’agit des régions intérieures, considérées à risque élevé. Pire, les institutions financières à vocation de développement telles que les sociétés d’investissement à capital risque (SICAR), accablées par la modestie de leurs moyens financiers, ne contribuent qu’à hauteur de 1% à la promotion des investissements privés. Tous ces facteurs réunis font qu’une majorité d’entreprises tunisiennes sont aujourd’hui condamnées à rester petites, évoluant sur des micro-niches, voire à disparaître », s’inquiète-t-il.
Jameleddine Gharbi va jusqu’à attribuer les écarts en matière de développement entre les différentes régions du pays au dysfonctionnement de la gouvernance financière. » Pour résumer, je dirais qu’un système financier incapable de mobiliser l’épargne nationale, qui préfère la consommation à l’investissement, l’endettement à l’épargne, la stagnation à la prise de risque, ne pourrait prétendre s’inscrire dans une politique de développement durable et équitable « .
Quelle sortie possible ?
Difficile de concevoir, selon lui, une politique de développement régional sans penser à mettre en place des plateformes de financement participatif dont le principe est de permettre aux entreprises en phase d’amorçage, de lever les fonds nécessaires à leur démarrage et à leur développement. » Des structures dont le rôle sera de promouvoir l’intégration des jeunes entrepreneurs dans l’économie et d’assurer à ces derniers, le financement, le conseil, l’accompagnement et le suivi nécessaires. Ce passage d’un modèle de financement par l’endettement à un système de financement participatif est un passage obligé, si l’on veut promouvoir l’investissement dans les régions, valoriser leurs ressources propres et en optimiser l’utilisation et la transformation « , estime-t-il.
Cependant, » tout dépend aussi, dit-il, de ce qu’on entend par investissement privé « . » Une stratégie de promotion de l’investissement privé ne doit pas donner naissance à de petites entreprises fragiles, souvent vouées à l’échec, comme c’est le cas aujourd’hui : 97% des entreprises sont sans structures claires et 87% d’entre elles n’offrent pratiquement pas d’emplois « , ajoute-t-il.
Et de rappeler : « A l’heure actuelle, 2,5% des entreprises emploient entre 6 et 50 personnes, 0,4% entre 50 et 200 et seulement 0,1% emploient plus de 200 personnes. Pire encore, ces pourcentages sont à diviser par dix quand il s’agit des régions intérieures « .
Ce dont ces régions ont le plus besoin aujourd’hui, selon l’ex-ministre, c’est de projets structurants, de pôles de compétitivité, de filières économiques, qui soient générateurs d’effets d’entrainement en termes d’investissement, d’emploi et de croissance. Il faut des chaines de valeurs entières reposant nécessairement sur cinq grands maillons : la production, la transformation industrielle, le stockage, le transport logistique et la commercialisation. Un schéma donc qui permettra à ces régions mais aussi au pays de passer d’une économie à faible valeur ajoutée et peu créatrice de richesse à une économie à plus forte valeur ajoutée, portée par un tissu économique innovateur et performant. A défaut de quoi, pense-t-il, ces régions ne pourront rattraper leur retard en termes de développement.