Nous vivons une drôle d’époque. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer. La demande de liberté, de pluralisme politique, de démocratie n’a jamais été aussi forte. On en a d’ailleurs payé un lourd tribut en vies humaines, en dégâts sociaux et en pertes économiques. A l’arrivée, les acteurs politiques ne savaient plus quoi en faire. Le premier gouvernement de la 2ème République, issu d’élections libres et transparentes, fut, contre toute attente, un gouvernement…d’union nationale ou presque, sans autres marqueurs politiques que de vagues références aux résultats des urnes. Comme si s’extraire du pouvoir confine à l’exclusion. La vérité est que sans une opposition forte et crédible, le pouvoir s’expose à toutes sortes de dérives. Sans le principal instrument de régulation politique, la démocratie sera sans protection, livrée aux sautes d’humeur de la rue.
Le vent de liberté, de justice et de dignité, qui a soufflé sur le pays au plus fort de la rupture politique de décembre 2010 -janvier 2011 s’est transformé en véritable cataclysme. On a partout et en permanence franchi le mur du son… Toutes les digues protectrices ont été rompues. L’explosion de liberté des uns, sans que rien ne puisse protéger celle des autres, menace à tout instant d’emporter l’économie et l’édifice républicain. Que valent les libertés sans le droit, sans le respect des obligations qui sont celles de tout un chacun ? Les valeurs travail sont ignorées, celles de la République bafouées à n’en plus finir. A force de côtoyer le désordre, on ne s’alarme plus des risques de chaos.
Que reste-t-il des promesses de la révolution et des illusions de la transition politique ? Peu de chose ou presque, sinon que nous avons multiplié les frustrations, les attentes déçues, la colère des régions et celle des jeunes sans emploi. La pauvreté et la misère ont gagné du terrain, les villes se sont enlaidies, les campagnes condamnées, les services collectifs abîmés et les entreprises publiques sont à l’agonie. Inutile de charger davantage le tableau, en s’alarmant encore et toujours de la menace terroriste ou de notre recul sur les marchés tiers.
Le comble est qu’on en arrive à la situation – intenable – où l’Etat doit s’endetter en devises pour verser les salaires de ses fonctionnaires. Du jamais vu. Dire que ce sont les mêmes qui poussent des cris d’orfraie, s’indignent, réprouvent et dénoncent le recours au financement extérieur, qui font campagne – sans se soucier du choix du moment et des moyens – pour la hausse des salaires. On ne peut souffler sur les braises des salaires sans réveiller les démons de l’inflation et rallumer les feux de l’endettement extérieur.
Les syndicats salariés de la fonction publique ou du secteur privé sont certes dans leur rôle. Ils défendent leurs intérêts, leurs acquis et souvent même leurs privilèges – au regard de celles et ceux qui sont privés d’emploi. Ils s’y sentent même poussés par les agressions dont ils sont victimes dans leur portefeuille et leur quotidien par la flambée des prix et le coût de la vie. Ils doivent cependant prendre garde – dans l’intérêt de tous – de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Il est des principes de réalité qu’on ne peut transgresser sous peine de basculer dans l’inconnu et dans les profondeurs d’une régression économique, sociale et même politique. On ne peut se comporter – quelles qu’en soient les raisons – au mépris des règles les plus élémentaires de la gouvernance de l’économie, sans en payer le prix sous forme d’austérité, de saignée et de baisse généralisée du niveau de vie.
Il faut nous ressaisir avant qu’il ne soit trop tard, avant de nous trouver dans l’obligation de nous imposer la pire des cures d’austérité, qui nous mettra pour de vrai à la diète, en nous prescrivant une médication de cheval, celle qui tuera le malade en le guérissant de ses maux. Les syndicats en furie comme les régions en effervescence doivent en prendre conscience. L’ensemble des indicateurs économiques le confirment : le bateau Tunisie prend eau de toutes parts. Il est en train de couler sous le poids cumulé des déficits, budgétaire et commercial, et de la dette extérieure. Plutôt que de s’évertuer à le sauver, les contestataires en tout genre s’emploient, sans doute inconsciemment, à le charger davantage, précipitant ainsi le naufrage.
Au jeu de l’agitation et des revendications permanentes, on joue à qui gagne perd. Au fond, personne ne gagne. Tout le monde est perdant. Le pays en premier. Les salariés seront payés en monnaie de singe, victimes de leur propre illusion monétaire. Les entreprises sont en mal de compétitivité, en partie à cause des dysfonctionnements de l’administration et des coûts invisibles qu’elle leur inflige. Les jeunes diplômés sans emploi seront privés de toute perspective, autant dire d’avenir.
On verra ensemble la lumière du bout du tunnel, ou l’on périra, chacun de son côté. Certes, le moment est malvenu de demander de nouveaux sacrifices. Mais on ne saurait hélas nous exonérer d’un tel effort. Au gouvernement Habib Essid, qui fait face à la tyrannie de l’immédiat, de révéler la gravité de la situation et l’étendue des dégâts.
Le chef du Gouvernement saura trouver les mots qu’il faut, sans forcer sur sa nature, pour faire prendre conscience à tout un chacun qu’on ne peut tout avoir ici et maintenant. Il a besoin de temps et de consensus. Il faut beaucoup d’efforts en perspective, de sueur, de sacrifices et peut-être aussi de larmes pour que tout devienne possible. Et ce n’est pas sacrifier à l’air du temps que d’adopter cette tonalité très churchillienne : on le croirait d’autant plus volontiers qu’on le sait sincère, honnête et pleinement dévoué au pays.
Il y a là vraisemblablement le principal point d’appui pour donner plus de sens à l’action de son gouvernement.