Encore une journée historique. Aussi forte mais d’une nature autre qu’un jour d’élection libre. Des dizaines de milliers de citoyens- au sens plein du terme- se sont pressés sur la place Bab Saadoun pour se lancer en direction du Musée Bardo, cible de l’attaque meurtrière, devenu un lieu symbole de la nation tunisienne. Cette séquence devait logiquement se conclure par une réouverture des portes de ce lieu de la rencontre des civilisations. C’est désormais chose faite. Le dernier mot revenait à la culture.
Une marche nationale
Le pays a su dépasser ses divisions et s’unir pour l’occasion. Des élus de la Nation, des chefs de partis, et autres membres du gouvernement de coalition ont défilé dans un même mouvement. Cette capacité à offrir l’image d’une unité nationale- de la base au sommet de l’ordre social et politique- n’allait pas de soi après une période de transition marquée par de violentes confrontations. L’exécutif par la voie du président de la République et du Premier ministre ont su trouver les mots et les gestes pour rassurer et rassembler le peuple tunisien. Béji Caïd Essebsi a joué une partition qu’il maîtrise à la perfection, celui du Père de la Nation, figure tout droit hérité de la tradition bourguibiste. Plus en retrait, Habib Essid tente quant à lui d’incarner la fermeté et l’ordre réétabli, comme en témoigne l’annonce opportune, au moment même où débutait la marche contre le terrorisme à Tunis, de la mort de Lokmane Abou Sakr, le chef du groupe djihadiste responsable de l’attentat du Musée du Bardo, faisant partie des neuf terroristes abattus la veille. L’opération de police et le rassemblement populaire constituent deux victoires dans la lutte contre le terrorisme, l’une d’ordre sécuritaire, l’autre d’ordre politique.
Quelques voix dissonantes sont néanmoins venues altérer l’unité affichée. Dans une posture radicale qu’elle affectionne, le Front Populaire avait décidé de ne pas prendre part à la marche, rejetant l’idée de se trouver associé à Ennahda, qu’il tient pour responsable du drame du Bardo et des assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Face à ces accusations, le parti islamiste Ennahda, deuxième force politique du pays, a joué la carte de l’unité nationale et du patriotisme pour mieux se prémunir contre la critique et la stigmatisation. Fustigé, acculé, il s’est plié à un exercice rhétorique qu’il maîtrise désormais, appelant ainsi à l’ordre républicain et à la lutte contre le terrorisme. Un discours de bon aloi et une démarche qui n’est pas sans fondement au regard de sa participation au gouvernement de coalition. Pour écarter toute ambiguïté, ses militants et partisans ont été appelés à participer à la marche. Une mobilisation partisane difficile à mesurer.
Malgré cette volonté de normalisation, Ennahda n’en reste pas moins sous pression. Ses échecs et autres ambiguïtés durant son exercice du pouvoir (fin 2011-début 2014) demeurent dans les esprits. Sa tentative d’intégrer les salafistes dans l’ordre politique post-révolutionnaire et son laxisme ou incapacité à catalyser leur violence alourdit d’autant plus le passif de leur bilan gouvernemental.
Une marche internationale
« Le monde est Bardo ». Au-delà du message universel délivré par les participants à la marche populaire, celle-ci revêtait une dimension particulière du fait de la présence de nombreux chefs d’Etat en tête du cortège, venus incarner le soutien international à la Tunisie. Parmi le parterre de dignitaires étrangers venus notamment inaugurer une stèle à la mémoire des victimes, on aura remarqué la forte représentation du Vieux continent européen à travers les présidents français et polonais, François Hollande et Bronislaw Komorowski, ainsi que le Premier ministre italien Matteo Renzi et le ministre espagnol des Affaires étrangères, José Manuel Garcia-Margallo. Il ne s’agissait pas seulement de rendre hommage à leurs compatriotes victimes de l’attentat. Les Européens prennent conscience de l’interdépendance qui caractérise les rapports entre les deux rives de la Méditerranée en matière de lutte contre le terrorisme. Les tragédies de « Charlie » et de « Bardo » relèvent de la même logique mortifère. Les marches de Tunis et de Paris s’inscrivent dans la même lignée.
Le président de la République française, François Hollande, ne s’y est pas trompé. Une fois accompli son devoir civique, le chef de l’Etat français a quitté la Corrèze pour s’envoler pour Tunis, à l’étranger, un jour d’élection (les Français étaient appelés à voter pour le second tour des élections départementales). C’est rare, voire sans précédent, même si quatre Français font finalement partie des victimes de l’attentat. « Nous devons tous lutter contre le terrorisme», a lancé le chef de l’Etat dans un discours devant la presse. Il a souligné que « le terrorisme [avait] voulu frapper un pays, la Tunisie, qui avait engagé le Printemps arabe et qui a eu un parcours exemplaire en matière de démocratie, de pluralisme et de défense des droits des femmes ».
C’est un acte fort à la hauteur de la volonté française d’afficher son soutien à la nouvelle République tunisienne. Un acte d’amitié exprimé au moment précis où une critique lancinante sur le décalage entre les discours et les actes de la Communauté internationale se fait de plus en plus pressant. Une solidarité avec la Tunisie, matérialisée visuellement par la proximité physique entre les chefs d’Etats tunisien et français. Un lien dont la force ne risque pas d’être affecté par le lapsus de Béji Caïd Essebsi, qui a rendu hommage à la présence du président « François Mitterrand », l’ex-chef de l’Etat français décédé en 1996, en lieu et place de son hôte, François Hollande… La grande Histoire est aussi faite de petites anecdotes de ce genre.