Semaine après semaine, le gouvernement Essid monte en régime. Les ministres multiplient les visites dans les régions, comme pour dessiner une sorte de sociologie des besoins et dresser une carte des actions prioritaires : ils observent, écoutent, s’engagent et engagent un débat difficile, houleux même, avec des habitants au bout de l’exaspération, lassés par de vaines promesses.
Ce voyage à l’intérieur des méandres de la Tunisie profonde, celle notamment d’en bas, pas très loin de la déprime, qui se plaint, conteste, dénonce avec ou sans raison et espère malgré tout, n’est pas sans intérêt. Cette immersion au plus profond des besoins et des préoccupations est un exercice obligé pour qui veut gouverner. Le choc de la réalité est édifiant et vaut à lui seul tout un programme.
Le constat est amer : l’appareil productif, hormis quelques rares îlots qui gardent encore la tête hors de l’eau, est en panne, presque quasiment à l’arrêt. Les PME / PMI, autrefois assez actives, sont aujourd’hui bien en peine, incapables de faire baisser la courbe des charges et moins encore faire remonter celle de la productivité. Elles n’arrêtent pas d’envoyer, en vain, des signaux de détresse. Le secteur public est, quant à lui, dans un état de délabrement et de décomposition assez avancé.
A quoi bon s’ingénier à mettre en perspective des plans d’action à moyen et long termes, quand aujourd’hui, le nécessaire assainissement des entreprises publiques tient lieu de programme prioritaire du gouvernement ? Point besoin d’aller chercher ailleurs de nouveaux relais de croissance, quand d’immenses réserves de productivité et de production y sont stérilisées, mises sous scellés ou balayées par le typhon des revendications et des conflits sociaux qui se multiplient en se durcissant, sans que l’on sache qui pourrait les stopper. Les entreprises, tout comme les établissements et institutions publics sont devenus un champ d’affrontement d’une rare violence institutionnelle. Le pays semble avoir tourné le dos à la culture de l’entreprise, aux valeurs du travail. Partout, on donne à penser qu’on cherche moins à produire qu’à répartir ce qu’on n’arrive plus à fabriquer à des conditions concurrentielles, c’est-à-dire acceptables par les marchés. Les écoles, les hôpitaux et, de manière générale, le service public ne dérogent pas à la règle : c’est dire.
Quatre années de croissance atone, molle – moins que ce qu’il faut, non pas pour faire reculer le chômage, mais même pour le stabiliser à des niveaux très élevés – n’ont pas eu raison de notre indifférence. Elles n’auront pas suffi pour nous convaincre de la nécessité de mettre en sourdine querelles et revendications outrancières, de retrousser les manches pour retrouver les sentiers vertueux d’une sortie de crise par le haut.
Au lieu de quoi, on continue de nous enfoncer dans un cercle vicieux dont on ne voit pas l’issue. L’agitation syndicale, alors que l’économie tunisienne est en récession, fait chuter l’investissement, déjà lourdement impacté par l’absence de visibilité politique et par la montée du terrorisme. Nous avons, de nous-mêmes, condamné à l’arrêt le principal moteur de croissance, l’investissement. Et quand celui-ci ne progresse plus, c’est le signe que le second réacteur, celui des exportations, n’est pas loin de l’arrêt, faute de carburant.
Les chefs d’entreprise ont perdu l’envie d’investir. La gestion du risque est devenue si complexe, si difficile et si aléatoire qu’ils en ont perdu le goût. Et dans le fracas des grèves et de l’agitation sociale et sociétale, les partenaires sociaux, Utica en tête, ne sont plus audibles. Les mises en garde et les appels à l’aide n’émeuvent plus personne. Pas plus que le creusement des déficits budgétaire et commercial, ou l’envol de la dette. L’Ugtt, quoi qu’elle dise, est plus préoccupée par la fiche de paye de ses adhérents que par les cris de désarroi et de détresse des sans-emploi.
Etrange Tunisie ! Le pays vient de prouver à lui-même et au monde qu’il se dresse comme un seul homme pour faire barrage au terrorisme. Les Tunisiens font preuve d’un sens de responsabilité et de courage peu commun pour dire leur dégoût, leur mépris et leur condamnation du terrorisme : pour s’opposer, au péril de leur vie, au funeste projet de jihadistes qui ont perdu le sens de l’humain. Cette attitude est exemplaire, elle devrait faire peur à ceux qui déjà osent attaquer la démocratie qui les obsède.
On voudrait simplement les voir adopter cette attitude, partout où elle s’impose. Il doit être dit et redit que les premières lignes de défense du pays et sa sécurité commencent aux abords et à l’intérieur des entreprises et des institutions publiques. L’insécurité prolifère, se renforce et s’enracine, en profitant des tensions et des différends sociaux. Le délitement du dialogue social, la propagation des conflits sociaux détournent l’Etat de ses fonctions régaliennes et limitent sa capacité de prévenir, de neutraliser et d’éradiquer le terrorisme.
L’attentat inqualifiable du Bardo nous a révélé à nous-mêmes et nous a fait prendre conscience de la gravité de la situation. Les Tunisiens savent qu’ils sont désormais engagés dans un combat sans merci contre le terrorisme, qui frappe autant sur le mont Chaambi que dans les villes. Qui cible à dessein militaires, forces de sécurité et civils. Il s’attaque autant à nos valeurs, à notre mémoire, à notre projet de société qu’à notre économie qu’il cherche à asphyxier, à couper de ses marchés, de ses sources de financement. Il veut saper le moral des individus et la confiance des investisseurs, diviser et disloquer le front intérieur.
Il n’y a rien de plus grave, de plus urgent et de plus prioritaire aujourd’hui que le défi sécuritaire. L’Etat est déjà en première ligne, plus mobilisé et déterminé que jamais. Il en fait si bien la démonstration qu’on trouve révoltant l’attitude des gouvernements de la troïka, dont la passivité, la bienveillante neutralité, qui confine à la complicité, ont fait le lit du terrorisme dans sa forme la plus hideuse, la plus abjecte. Dans cette guerre longue, difficile et meurtrière contre le terrorisme, l’Etat n’y arrivera pas tout seul. Il a besoin de l’engagement de tous les Tunisiens, de toutes les forces vives de la nation, qui doivent assumer leur part de responsabilité.
La stabilité du pays, sa sécurité, sa survie ne peuvent se concevoir sans unité, sans un consensus franc et massif. Les partenaires sociaux ont l’ardente obligation de réinventer, de construire un vrai dialogue social complet et approfondi, qui mette le pays à l’abri de convulsions et de turbulences sociales et politiques. Nous avons besoin de paix sociale, de stabilité pour pouvoir aller jusqu’aux frontières de notre potentiel de croissance, bien plus important que nos faibles performances actuelles. Sinon, comment espérer et prétendre réduire la fracture sociale et la dérive des régions ? Nul doute que les salariés des secteurs privé et public méritent mieux qu’ils ne perçoivent, même si cela ne les exonère pas d’application et d’efforts supplémentaires, mais la sagesse sinon le réalisme voudraient qu’ils consentent à sauvegarder leurs propres acquis, avec le souci de préserver la compétitivité des entreprises et l’équilibre financier en attendant des jours meilleurs, au risque de tout perdre si les entreprises et l’Etat venaient à faire faillite sous le poids de revendications insoutenables.
Des sacrifices, il y en a eu, et il y en aura, dans un sursaut de redressement économique et social. C’est sans doute, aujourd’hui, le meilleur investissement d’avenir. En retour, les entreprises doivent s’en rappeler et se montrer à l’avenir plus attentives aux revendications sociales quand monte la marée. Le partage de la valeur ajoutée doit concilier, mieux qu’il ne l’avait fait par le passé, efforts d’investissement et motivations professionnelles.
L’Etat – encore lui – doit soigner sa proximité avec les entreprises et se montrer plus attentif et plus soucieux de leurs doléances et de leurs difficultés. Il a fort à faire pour les aider à redresser leur compétitivité – autrement qu’en laissant se déprécier le dinar – en faisant baisser charges sociales et pression fiscale. L’attractivité du site Tunisie est certes tributaire de l’éradication du terrorisme, mais elle dépend aussi de la promulgation du nouveau code des investissements, venant en appui à l’action d’un gouvernement perçu ici comme ailleurs comme le couronnement de la transition politique. On voudrait que ce code soit court, simple et précis, à l’égal de ceux qui ont propulsé les pays émergents sur les sommets de l’investissement.
Le gouvernement est dans son rôle quand il met, deux mois après son investiture, en perspective nouveau modèle de développement, objectifs régionaux, plan et mesures d’urgence à effet plus différé qu’immédiat. Il fixe aussi un cap et définit sa feuille de route. Reste qu’aujourd’hui, l’essentiel est aussi ailleurs et réside dans sa capacité de gestion du risque terroriste et des tensions sociales. Pour l’heure, sa démarche est sûre et assurée et ses intentions ne le sont pas moins. Tout cela est de bon augure pour l’investissement, qui n’attend que le déclic pour se redresser aux premiers signaux de la confiance restaurée.
Les vents nous sont favorables : nous devons profiter de ce vaste sentiment et de ce vaste mouvement de communion nationale pour relancer notre effort productif, dans l’espoir d’atténuer l’impact bien réel des dommages collatéraux de l’attaque terroriste du Bardo sur le tourisme, les investissements extérieurs et nos parts de marchés à l’étranger. L’élan de solidarité et de sympathie internationales, dont nous avons été entourés, et la reprise économique attendue dans la zone euro devraient pouvoir nous y aider .