Une fois l’énorme choc de la tuerie du Bardo encaissé, permettez-moi, si vous le voulez bien, de revenir sur les déclarations faites aux médias par le frère de l’un des tueurs, et qui a dit en substance ceci : « je ne réalise pas encore que mon frère est mort, qu’il est impliqué dans cette histoire ; mon frère était un jeune, aimable, chaleureux, il n’avait rien en commun avec les jihadistes« . Des propos déjà entendus et qui valent également pour les proches de ceux parmi nos jeunes qui ont basculé en se convertissant au jihadisme pur et dur, et qui ont fait le choix d’aller guerroyer en Syrie et en Irak, au nom d’une cause qui n’aurait pas dû être la leur.
En fait, après le drame, toutes les familles des assassins disent la même chose, qu’elles ont été bernées et qu’elles n’y ont vu que du feu. Comment peut-on croire qu’elles n’avaient rien remarqué et que du coup, elles ne pouvaient pas savoir ? Je peux comprendre qu’elles soient effarées, éplorées, abattues, qu’elles portent tout le chagrin du monde face à la tragédie, et avec elles, je suis dans l’incompréhension. Il est certain qu’il y a eu des failles énormes à tous les niveaux et que nous sommes tous concernés, à différents degrés.
Mais je suis rongé par le doute quand j’apprends que les assaillants du musée avaient fait une furtive escapade en Libye pour s’initier aux maniements des armes et recevoir l’onction des commanditaires du massacre. Comment leurs proches n’ont-ils pu rien deviner de ce qui se tramait ? Et puis, une dérive sectaire, cela se sent et se voit, à moins de fermer l’oeil et de dire que ce n’est pas grave et que cela passera, sauf que dans la plupart des cas, c’est la catastrophe qui finit au bout du compte par s’inviter, plongeant dans la détresse, familles d’assassins gonflés à bloc par la perspective de rejoindre le paradis, et proches des victimes dévastés par la perte cruelle d’un être cher.
On nous dit qu’avant la révolution, ceux qui ont basculé dans le jihadisme takfiriste étaient bien, sous tous rapports, et qu’ils ont été happés malgré eux dans le mortel engrenage du radicalisme islamiste. Je veux bien le croire. Mais lorsque les familles des criminels avouent avoir constaté depuis la révolution, chez leurs proches, un regain de religiosité, je suis tenté de leur poser la question suivante : qu’avez-vous fait ? Une reconnaissance qui sonne en tout cas comme un aveu d’impuissance et quelque part, comme un manquement. Ces familles, frappées par le deuil, sont-elles responsables pour autant ? Très certainement. Coupables ?Non, assurément.
En tout cas, une déduction qui aide à mieux saisir ce qui se joue en ce moment, dans un pays menacé dans l’idée qu’il se fait de son identité, un pays menacé dans son existence même. Face à un tel danger, jusqu’où peut aller le crédit accordé à de tels témoignages où les rôles sont inversés ? Dans le flot de condamnations, une réaction a particulièrement retenu mon attention par sa justesse et sa perspicacité ; elle est de notre compatriote de confession juive, et non moins essayiste et réalisateur de talent, Serge Moati, qui a dit : après avoir détruit les statues en Irak, les terroristes ont tué, en Tunisie, des gens qui regardaient les statues.
Terriblement bien résumé au moment où Internet, dont on ne peut ignorer les effets pervers sur les deux tueurs, est devenu un espace qui fait l’apologie de la haine et de l’exclusion de l’autre. D’ailleurs, je me demande ce qu’attend le gouvernement pour hâter la fermeture des sites qui appellent ouvertement au meurtre. Les Occidentaux que l’on veut bien imiter et parfois dépasser en matière de respect des libertés, ont franchi le pas, sans trop se poser de questions. En Tunisie, en revanche, on préfère donner du temps au temps comme on dit, non sans arrière-pensées chez certains.