Le penseur palestinien Salama Kila a accordé une interview à leconomistemaghrebin.com. Né en 1955, ce penseur palestinien marxiste est l’auteur de plus d’une vingtaine de livres sur les Révolutions arabes, la révolution culturelle, l’Islam politique en Égypte et en Tunisie, les mouvements sociaux dans le monde arabe et plusieurs autres questions.
leconomistemaghrebin.com : Vous êtes parmi les penseurs arabes qui affirment souvent que les révolutions arabes n’ont pas échoué et qu’elles vont continuer leur parcours grâce aux jeunes. Sur quels indices vous êtes-vous basé ?
Salama Kila : Je me suis basé dans cette lecture sur ma propre compréhension du vécu des peuples arabes et sur la logique suivante : « Les peuples qui vivent sans se confronter au pouvoir ou au domaine politique, calmement, il arrive un moment où ils ne peuvent plus continuer à vivre cette situation sans bénéficier du minimum requis de la dignité, de l’enseignement, de la santé et de toutes les nécessités de base, et ils seront obligés de s’orienter vers la révolte ».
Par ailleurs, j’ai suivi le vécu des insurrections arabes dans les années 80 et j’ai senti qu’à partir du moment où les peuples sentent qu’ils ne peuvent plus assurer leur gagne-pain descendent plus facilement dans la rue. A cette époque j’ai écrit un livre intitulé « Le chemin vers l’insurrection : pourquoi les classes populaires s’insurgent-elles ? ».
De plus, l’histoire de l’humanité en est témoin. En effet, il suffit d’examiner l’histoire pour voir que les peuples qui vivent leur réalité sans se soucier de la politique et des affaires publiques se transforment en un acteur majeur des affaires politiques dans une situation économique dégradée causée par une classe dominatrice et par la disparité entre les classes sociales, ce qui augmente le nombre des chômeurs et contribue à la création d’une instabilité sociale.
Pour toutes ces raisons, depuis 2007, il était clair pour moi que les pays arabes allaient connaître une révolution surtout avec la dégradation de la situation économique et le règne de la privatisation. En Egypte c’était très clair et en Tunisie aussi en 2008.
Certains reprochent aux révolutions arabes le fait qu’elles n’aient pas produit de révolution culturelle. Surtout que d’autres révolutions comme la Révolution française ont eu leur propre révolution culturelle.
Tout à fait. Jusqu’à maintenant, les révolutions arabes n’ont pas produit de révolution culturelle. Cela est dû à plusieurs facteurs. En premier lieu, l’ancienne élite culturelle a été incapable de comprendre la réalité et par conséquent produire une culture qui corresponde au moment de la révolution.
A partir de ce moment, la tâche incombe à des classes populaires, c’est-à-dire aux jeunes qui ont déclenché la révolution sans avoir une conscience politique. Cette jeunesse a adhéré à la révolution suite à une crise économique. Notons qu’à travers les révolutions, les jeunes ont commencé à se refaire une nouvelle conscience et il suffit d’un certain laps de temps pour que cette jeunesse devienne capable de créer sa propre production culturelle. Car après trois ans de révolution, la jeunesse s’est rendu compte que c’est à elle de porter à bout de bras son aspiration et ses projets.
Donc quand la conscience des jeunes aura une certaine maturité, nous pourrons parler d’un changement réel. Les révolutions culturelles auront bien lieu dans les années à venir surtout qu’une partie de la jeunesse arabe a commencé à lire, à se documenter et à faire ses propres recherches.
Donc la conscience des jeunes du Printemps arabe est capable de faire changer les choses ?
Tout à fait. Car c’est la jeunesse qui a déclenché ces révolutions sans le savoir. De plus, à travers les problèmes qu’ils ont rencontrés les jeunes ont pris conscience qu’il ne suffit pas de descendre dans la rue pour changer le régime politique du pays et que la solution ne va pas émaner du pouvoir en place.
La classe politique qui a accédé au pouvoir grâce à la révolution des jeunes a trahi les attentes de la jeunesse. C’est récurent dans l’histoire des révolutions ou c’est une exception ?
Non ce n’est pas une exception, ça arrive souvent à cause de l’absence de réels partis politique qui traduisent la volonté des peuples. Mais rappelons que la jeunesse de la révolution n’a pas misé sur cette classe politique. Prenons par exemples les Frères musulmans en Egypte : c’est vrai qu’il existe une partie des jeunes qui les a élus mais les jeunes activistes qui sont sortis dans les rues pendant la révolution ne sont pas entrés dans le processus démocratique et cela est bel et bien clair dans le faible taux de participation aux élections en Tunisie et en Egypte parmi les jeunes.
Peut-être lors des premières élections, il y avait un bon taux de participation et c’était la première illusion des jeunes : les élections peuvent produire un changement. D’où la déception des jeunes car les partis politiques nés de la révolution n’ont pas de programme qui pourrait constituer une alternative.
Passons à un autre sujet, quel est le bilan de l’Islam politique dans les pays du Printemps arabe ?
Il s’est avéré que l’Islam politique ne véhicule pas un projet alternatif de société et qu’il reproduit l’ancien régime sous une forme islamiste. Certes il y a une différence entre l’islam politique en Tunisie et en Egypte mais cette différence est due à l’effondrement de l’Islam politique en Egypte, ce qui a poussé Rached Ghannouchi à avoir « une logique rationnelle » pour rebrousser chemin et céder le pouvoir afin de ne pas subir le même sort que les Frères musulmans en Egypte.
Certains avancent que le mouvement Ennahdha a pu évoluer par rapport aux Frères musulmans.
Pas du tout. Sachez que les Frères musulmans quand ils sont hors du pouvoir sont très pragmatiques et maîtrisent le jeu des mots et le double discours mais une fois arrivés au pouvoir, ils œuvrent à appliquer la Chariaa. D’ailleurs, il était clair que le mouvement Ennahdha a voulu islamiser la société tunisienne. Les Frères musulmans représentent les intérêts d’une certaine classe sociale, à savoir les capitalistes et les grands commerçants. Les Frères musulmans sont l’expression d’une catégorie mafieuse et bourgeoise, d’ailleurs ils ont des actionnaires dans les banques dites islamiques.
Et pour ce qui est du processus démocratique tunisien ?
Certes, il existe des libertés, des partis politiques mais il existe aussi des mouvements sociaux qui prennent de l’ampleur. Je considère que ces mouvements se transformeront en une nouvelle révolution.