Contestations, soulèvement, révolte, rébellion, révolution, les mouvements populaires sont difficiles à définir. D’ailleurs, leur nature change souvent de la genèse au stade final, sinon à l’accomplissement. Le « printemps tunisien » n’échappe pas à la règle. Sa complexité s’explique par les différentes composantes de sa dynamique contestataire. S’est-elle accomplie en tant que révolution, je veux dire un « soulèvement populaire, provoquant un changement de l’ordre établi et non seulement de régime » ?
La révolution implique, bien entendu, un bouleversement important et brusque dans la vie d’une nation. Peut-on dire que le changement de régime tunisien, qui a instauré la gouvernance démocratique, a mis à l’ordre du jour la transformation des rapports sociaux ? Il serait hasardeux de l’affirmer.
Ses acteurs évoquent volontiers une révolution. Admettons sa représentation par ses acteurs. Elle fait partie du réel et le définit par l’assimilation du signifiant et du signifié. Reconnaissons cependant que la contestation populaire tunisienne s’est engagée et s’est accomplie, sans révolutionnaires, sans idéologues et sans l’encadrement de partis.
Cette bataille pour la liberté, la dignité, l’emploi et la promotion sociale a « commencé par un suicide, un ras-le-bol, des manifestations, même pas une émeute » (Pierre Tourev, « Toupictionnaire », le dictionnaire de politique, 13/02/2011). Le slogan « dégage » a été l’appel au ralliement général. La cure de jouvence terminée du « printemps tunisien », on peut désormais identifier ses paradoxes.
Point de dynamique républicaine populaire. L’entrée en scène des partis – certains évoquent même une confiscation du processus – a permis l’institution de la gouvernance démocratique, l’adoption d’une Constitution de consensus et l’établissement des autorités de la 2ème République. La ligne libérale -réformatrice de l’alliance gouvernementale, dirigée par Nida Tounes a des airs d’un patchwork, un assemblage de programmes hétéroclites.
La cohérence idéologique a été sacrifiée à l’impératif de partenariat. Mais l’accord entre les composantes de l’alliance conjoncturelle ne règle guère la question de l’identité du pouvoir et ne précise point son programme d’action. On parle volontiers de petits arrangements entre les protagonistes au pouvoir et même d’un armistice. Le pragmatisme occultant les attentes sociales est désormais à l’ordre du jour.
Cette donne explique la dichotomie fondatrice de la post-révolution tunisienne, entre les pouvoir central et les communautés régionales et locales. L’affirmation des demandes de régions, concernant l’emploi, le développement, la création de structures économiques, hospitalières et même universitaires – qu’on songe aux demandes d’ouverture de facultés de médecine dans certaines villes du sud-ouest – sont appuyées par des grèves, des sit-in, des blocages de routes etc. Les revendications sont affirmées comme des exigences, parfois dans un climat de quasi-révolte et d’ambiance insurrectionnelle. Les acteurs populaires ont volontiers tendance à privilégier et à valoriser les comportements spontanés. Désillusion, désenchantement, les mouvements populistes n’attendent pas la décision gouvernementale, qui exige des moyens, la définition de programmes et les timing d’exécution. Peut-on parler d’une réaction contre « la violence symbolique », c’est-à-dire la capacité éventuelle du nouveau pouvoir à perpétuer les rapports de domination d’antan ?
Dans certains cas, « le retour du refoulé » esquisse des sommations régionalistes, heureusement démenties et dénoncées. Les sit in relatifs à l’exploitation des phosphates, dans la région de Gafsa et ceux concernant l’annonce d’une découverte de gisement pétrolier font valoir le statut régional de ces richesses nationales. Certains manifestations populaires s’inscriveraient dans « une statless sociéty », inconnue en Tunisie. Or, l’Etat de droit, institué désormais par la constitution tunisienne ne peut permettre de telles transgressions, fussent-elles spontanées ! La représentation électorale, suit parfois les mouvements de foules. Elle est parfois occultée.
Portée par la révolution citoyenne post-révolutionnaire, la dynamique républicaine tunisienne est appelée à redonner toute sa place aux citoyens et à les responsabiliser dans leurs décisions d’électeurs. Ce qui exige l’adhésion du plus grand nombre par la mobilisation, l’écoute, le débat et la diffusion des idées. Fut-elle accomplie en dehors des partis politiques, elle nécessiterait l’unification des forces progressistes.
Peut-on intégrer la synthèse des composantes de la dynamique postrévolutionnaire tunisienne, dans le processus d’une » révolution citoyenne » : » une révolution dans les têtes et dans les cœurs et pas seulement dans le quotidien de la lutte sociale et politique. », selon la définition pertinente de Jean-Luc Mélenchon (18 octobre 2010) ?