Qui sommes-nous ? Que sommes-nous devenus ? Et que voulons-nous au juste ? On ne peut s’empêcher de se poser ce type de questions, au regard de la gravité des dérapages qui déstabilisent le pays. Ces interrogations ont davantage de sens et paraissent même inévitables, au retour d’un voyage d’étude en Corée du Sud. Quel contraste et quel décalage !
La rationalité à l’état pur d’un côté, l’insouciance pour ne pas dire l’irrationalité de l’autre, sous couvert d’idéologie dont nous serions parmi les tout derniers dépositaires. A croire que nous ne sommes pas sur la même planète. Les Sud-Coréens se projettent dans le futur, dont ils sont devenus un acteur majeur. On y observe, à tous les étages de la société, une énorme envie de réussir et une rage de vaincre, qui seraient la marque de fabrique de la région du Sud-Est asiatique. Ils avancent dans le monde de demain avec assurance et à pas résolus.
Inconnus du bataillon lors des deux premières révolutions industrielles, à peine étaient-ils présents – moins que nous l’avons été nous-mêmes -, ils font irruption à l’interstice de deux mondes, à la surprise générale. Ravagée par l’occupation nipponne, la Corée du Sud fut de nouveau décimée par la guerre des tout débuts des années 50. Dévastée, sortie du néant sans la moindre trace d’infrastructure ni d’industrie, elle a vite fait de combler le vide sidéral qui la sépare des puissances industrielles. Elle entre aujourd’hui dans l’Histoire, en imprimant sa marque sur la 3ème révolution digitale. Elle est en train d’écrire une nouvelle page d’histoire, par la voie de ses champions nationaux et de son arsenal technologique, quand la Tunisie post-révolution s’emploie et s’acharne méthodiquement et inlassablement à en sortir. Le choc démocratique, qu’on appelait de tous nos vœux, nous a un instant ouvert les portes du paradis, avant qu’il ne tourne au désastre économique.
Au lendemain de notre indépendance et même bien plus tard après, jusqu’aux confins des années soixante, la Tunisie, toute exsangue qu’elle devait l’être, était en meilleure position que la Corée, très affaiblie et sans réelles perspectives de développement. Quatre décennies plus tard, toute comparaison devient indécente : des années-lumière nous séparent désormais du géant coréen, qui évolue dans la cour des plus grands. Il y figure au 8ème rang mondial, sachant que ses principaux champions briguent les premières places mondiales. L’aide américaine pour des considérations géostratégiques et son anticommunisme viscéral n’expliquent pas tout. En tout cas, sûrement pas cette ascension fulgurante qui n’est pas près de se calmer. Le profond désir et la volonté de rattraper l’occupant d’hier et de s’imposer face au pays-continent en croissance rapide qu’est la Chine, le patriotisme économique de tout un chacun, le culte du travail et le sens de la discipline y sont forcément pour beaucoup.
Partie la dernière, la Corée du Sud s’invite aujourd’hui chez les premiers auxquels elle dispute, dans bien des secteurs, le leadership. Elle a mieux fait que rattraper son retard. Ses champions nationaux dans la sidérurgie, la construction navale, l’automobile, le génie civil, l’électronique grand public et la téléphonie dominent rageusement leurs concurrents, occupant ainsi les premières places qu’ils ont arrachées à force d’ingéniosité, d’investissement, d’innovation et de soutien public. Les dirigeants sud-coréens ont su se donner un vaste dessein national, une vision et une ambition servies par de fortes convictions, un réel désir partagé de briller et un système de planification d’une redoutable efficacité.
En économie, il n’y a pas de miracle, seul l’effort a de la valeur. La Corée doit son ascension phénoménale à la qualité de son organisation économique et sociale, au sens des responsabilités de tout un chacun et au maintien d’une discipline légendaire dont on ne sait si elle est voulue ou imposée. Cette émergence s’explique aussi par l’expression d’une forme d’intelligence collective, d’un état de veille permanent d’une grande vigilance et par la faculté qu’ont les responsables à se projeter dans le futur. Comme quoi, quand on veut, on peut, à cette précision près que pour le pays au matin calme, quand il peut, il doit…
Parvenue au faîte de sa puissance postindustrielle, Séoul, la protégée des Etats-Unis, sort ses griffes et revendique haut et fort la réunification des deux Corées quand bien même une telle attitude déplaît vraisemblablement à tous les protagonistes de la région. Le 10ème Forum organisé dans l’île de Jeju, qui vit participer de grands noms de la politique mondiale et auquel nous avons été conviés, avait précisément pour thème la réunification des deux Corées.
Quatre ans après le big-bang qui a profondément marqué et transformé le paysage politique, où en sommes nous des mutations et bouleversements planétaires ? Qu’avons-nous fait et qu’allons-nous faire – autrement que polémiquer sur tout et rien – pour ne pas rester en dehors des enjeux économiques, technologiques et financiers si déterminants pour notre propre survie ? Qu’avons-nous fait pour éviter la sclérose qui a marqué la fin de règne du président Ben Ali, si ce n’est dénoncer à profusion les tares d’un modèle de développement qui a montré ses limites pour n’avoir pas évolué ? A quoi assistons-nous en dehors de l’enceinte du pouvoir, si ce n’est à ce concert de lamentations qui n’en finit pas ? Et que penser de ce cartel d’opposition politique dont les membres se recrutent jusque dans les rangs des partis de la coalition gouvernementale ?
On a du mal à imaginer un tel discours aux effets dévastateurs. Exiger dans l’immédiat du gouvernement une feuille de route et un plan de développement pour les cinq années à venir – et au-delà – alors qu’il peine à stabiliser le pays, miné trois années durant, par une gestion approximative quand elle n’est pas douteuse. On devrait pourtant se satisfaire de sa capacité de mettre fin aux multiples dérives syndicales, sociétales et catégorielles qui fissurent et lézardent la cohésion sociale et la solidarité nationale.
S’il y parvient au tout début de son mandat, cela relèvera de l’exploit, dès lors qu’on entend les craquements de partout. Que peut faire, dans un contexte de contestation syndicale et sociétale, le 1er gouvernement de la 2ème République sans un appui franc et massif, dénué de tout calcul et arrière-pensée de politique politicienne, des partis de la coalition gouvernementale ?
Qui payera pour son possible échec et qui pâtira de son éventuel succès que beaucoup redoutent, au motif qu’il se met au travers de leur carrière politique ? On a fait des 100 premiers jours du gouvernement une date butoir, un test grandeur nature, pis encore, un examen de passage. Il faut en finir avec cette fiction, ce prétexte qui ne dit pas son nom, invoqué par des politiques désœuvrés et impatients. S’il faut d’ailleurs lui donner un sens, ce sera tout le contraire de ce que clament et revendiquent des voix dissonantes qui cherchent à déstabiliser le gouvernement, dont certains ministres, il est vrai, peinent à retrouver leurs marques. Dans des situations normales et apaisées, l’exécutif, nouvellement investi, doit pouvoir profiter de cet état de grâce pour engager aussitôt les réformes structurelles et les révisions déchirantes qui font mal, mais qui n’en sont pas moins nécessaires.
La vérité est que les 100 premiers jours suffisent à peine à dresser un inventaire qu’on sait compromettant, à restaurer l’autorité de l’Etat, à remettre les circuits de distribution à l’endroit pour barrer la route aux spéculateurs et aux délinquants en tout genre par qui la flambée des prix et l’érosion du pouvoir d’achat arrivent. 100 jours suffisent à peine pour faire prendre conscience de la gravité de la situation, entamer la reconquête du sens civique et moral après que de précédents gouvernements ont réussi à incruster dans l’Administration et le pays une culture et une logique de butin, fondées sur l’appropriation par les tenants du pouvoir des richesses produites, assimilées à de vulgaires rentes de situation.
Nous avançons dans le 21ème siècle à reculons, sans de puissants projecteurs, aveuglés par une idéologie d’un autre âge, quand de nouveaux émergents, dont nous avons croisé le chemin à un moment donné, ont d’autres types de questionnements sur le monde en devenir, en s’employant à y apporter les réponses qu’il faut. Le résultat est terrifiant et la sentence sans appel. Séoul, puisque c’est de la Corée qu’il s’agit – et pas seulement la capitale – rivalise aujourd’hui avec Shanghai, Paris, Berlin ou Londres, quand Tunis croule sous les immondices et l’indigence de ses infrastructures. Les images parlent d’elles-mêmes. Différence de degré, de nature, d’ambition et de vision surtout. Au rythme du délabrement accéléré de notre service public, de nos infrastructures réduites à leur plus simple expression, elle finira par sortir du radar du palmarès des capitales mondiales.
La Tunisie est malade de politique et de reliques de syndicalisme, elle est ravagée par un mal pernicieux dont nous assumons tous la responsabilité. Nos prétendus docteurs, qui essaiment tribunes politiques et médias, au lieu de s’attaquer à la racine du mal, s’efforcent, à travers incantations et discours décalés, à nous présenter une vision idyllique d’un pays imaginaire, sans se soucier que le nôtre est déjà en mauvaise posture. Osons regarder en face le pays et les impératifs de compétitivité et de l’incontournable mondialisation. Il y a certes des politiques de droite et d’autres de gauche. La vérité est qu’il y a surtout des politiques efficaces et d’autres qui ne le sont pas. Reconnaissons qu’à l’heure des économies mondialisées, la frontière qui sépare les unes des autres est des plus minces, elle ne tient qu’à de simples réglages à la marge. La seule politique économique qui vaille est celle qui nous fera émerger des brumes de l’enlisement idéologique et nous fera exister dans la compétition économique mondiale devenue incontournable. La mondialisation est certes un défi, mais aussi une formidable opportunité pour créer des emplois valorisants, sortir de la précarité des milliers de salariés et venir en aide aux familles en grande difficulté et en détresse humaine.
Aucune représentation idéologique, aucun schéma théorique de développement ne nous sortira de l’ornière si l’on ne s’y investit soi-même. L’heure n’est plus aux palabres mais à l’action, celle qui édifie, qui bâtit pour résorber les déficits des années passées. Tout reste à faire en matière d’infrastructures, d’édifices et de services publics, d’entreprises privées et de champions nationaux, victimes de l’indifférence si ce n’est du mépris de la fonction publique, censée pourtant leur apporter aide financière et soutien logistique.
Osons, enfin, nous interroger sur les causes de notre relatif déclin, autant que sur les raisons qui sont à l’origine du développement prodigieux des pays du Sud-Est asiatique. L’exemple sud-coréen, sans être exclusif, est édifiant. Sommes-nous, à ce point, indifférents à notre propre sort pour ne pas oser l’exploit qui nous remettra de nouveau dans le sens de la marche du 21ème siècle ?