La Turquie a connu dimanche 7 juin une « révolution démocratique », d’après le diagnostic du principal quotidien d’opposition (Hürriyet, 8 juin 2015). Les résultats sont sans appel : le parti de la Justice et du Développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdoğan, qui a obtenu 40,70 % des voix, a perdu sa majorité absolue à la Grande Assemblée, avec 254 élus. Le parti social-démocrate kémaliste CHP est arrivé deuxième avec 25,15 % des voix et 135 députés. Le parti ultranationaliste turc MHP a obtenu 16,50 % des voix et 82 députés. Fait nouveau, l’assemblée comptera un nouveau parti organisé : le parti démocratique des peuples (HDP), très implanté dans la minorité kurde qui a obtenu 13 % des voix et 82 députés, soit le plus haut score jamais obtenu pour un parti pro-kurde. Il a dépassé le seuil de 10 % des suffrages exprimés, lui permettant de participer à la répartition proportionnelle des sièges au niveau national. Ces résultats auraient-ils constitué un « séisme politique durable ? » (titre de l’article, Romaric Godin, La Tribune, 9 juin 2015). .
Trois faits importants se dégagent du scrutin :
– Le parti d’Erdogan, est condamné à chercher une alliance gouvernementale. Deux partis lui sont hostiles, le parti Kémaliste, qui lui reproche son fondamentalisme et le parti pro-kurde, hostile à ces velléités centralisatrices et présidentielles. Les autres partis fixeraient leurs conditions Sine Qua None. De toutes façons, ils rejettent ses velléités de dénaturer l’Etat, par l’islamisation du régime et la direction du mouvement des Frères musulmans, dans l’aire arabe.
– Autre fait marquant, l’émergence électorale du mouvement Kurde. Le HDP est « une formation de coalition, dont la locomotive est toujours le mouvement politique kurde » (diagnostic du Samin Aggounoul, expert au CRSS). Transgressant son discours séparatiste, Abdullah Öcalan, le leader du PKK emprisonné, a appelé, depuis sa prison, à un congrès du parti pour envisager un processus de paix, S’adressant à une partie de la population turque non-kurde, le HDP s’est présenté comme un parti progressiste, défenseur des minorités ethniques, sociales et sociétales. Il a insisté sur son programme social, notamment l’augmentation du salaire minimum (Le Monde, 8 juin 2015). De ce point de vue, le discours de Selahattin Demirtas, le chef du Parti démocratique des peuples, est significatif : «Les partisans de la démocratie et de la paix ont gagné, ceux qui veulent l’autocratie, sont arrogants et se considèrent comme les seuls propriétaires de la Turquie, ont perdu » (conférence de presse au restaurant Cezair, au centre d’Istanbul, après les résultats). Elue, la fille du leader Abdullah Öcalan, Dylik, déclara : « Je me considère comme représentante des femmes et des jeunes. Je peux être kurde, mais je représente tous ceux qui subissent l’exploitation, l’oppression et la marginalisation » (Charq Awsat on line, 10 juin 2015). Dans les grandes villes, depuis le mouvement de contestation de Gezi, en 2013, ce parti s’est rapproché des libéraux démocrates. Ses candidats sont jeunes; il a su s’allier les féministes.
– Les femmes entrent en force au Parlement turc: Le dernier Parlement turc comptait 79 femmes, et le gouvernement d’Ahmet Davutoglu, au pouvoir depuis août 2014, ne comptait qu’une seule femme sur vingt-six membres. 97 femmes ont été élues au nouveau parlement. Elles constituent 17 % des députés. Le HDP, qui se dit ouvertement « féministe », a obtenu l’élection de 31 femmes sur ses 80 élus. L’AKP d’Erdogan, est le seul parti à envoyer moins de femmes que lors de la précédente législature. La condition féminine est en recul. Islamiste, le parti d’Erdogan a restreint l’accès à l’avortement, et a encouragé le port du voile. « « Les hommes sont perçus comme les moteurs de la société, tandis que la femme est reléguée à son rôle de mère », affirmait la chercheuse Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie au Sein du Think Tank français, IFRI. Erdogan, a d’ailleurs affirmé, en octobre 2014, que l’égalité hommes-femmes était « contraire à la nature humaine ». Quelques mois auparavant, son vice-premier ministre Bülent Arinç avait déclaré qu’une femme « ne [devait] pas rire fort en public». Il y a, d’ailleurs une recrudescence des violences faites aux femmes.
– Les élections turques ont fait valoir le pluralisme religieux et ethnique: Kurdes, Arméniens, minorités chrétiennes (Charq Awsat on line, 10 juin 2015). Elles font échec aux partisans d’Erdogan, qui considèrent que la prise en compte de la diversité remet en cause l’Etat-nation, qu’ils ont eux-mêmes transgressé par l’espoir de réactualiser le califat ottoman.
L’échec d’Erdogan : « L’opération chirurgicale est réussi mais l’opéré est mort », cette image humoristique décrit la situation électorale turque, faisant la démarcation entre le parti et son principal dirigeant. Autre image éloquente qui reprend le titre d’un film célèbre, « ces élections, c’est : Quatre mariages et un enterrement ». Les quatre gagnants sont les quatre partis politiques – y compris l’AKP au pouvoir. Le perdant, c’est le président Recep Tayyip Erdogan. Samim Akgönül, historien et politologue, revient, sur les paradoxes de ce scrutin (« Erdogan, plus que son parti, est le grand perdant des législatives », in L’Express, 8 juin 2015). L’échec de fait d’Erdogan met fin à ses velléités de dénaturer le régime, d’annihiler les acquis de Mustapha Kamel et de réactiver l’ottomanisme, au profit de l’islam politique. De ce fait, il est appelé à remettre en cause le jeu de rôle de la Turquie, en Syrie et en Libye et aplanirait le conflit avec l’Egypte et les régimes modernistes. Ce qui peut inverser les rapports de forces, au Moyen-Orient, au profit de l’Iran, de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte. Il consacre également le rôle de grands acteurs des Kurdes, qui ont réussi aux élections turques et jouent un rôle important dans la résistance contre Daeche, en Irak et en Syrie. Wait and see.