L’ingénierie sociale comme travail de reconfiguration d’un individu lambda procède toujours en infligeant des chocs méthodiques. En effet, reconfigurer un système pour le rendre plus sûr et prédictible exige au préalable d’effacer son mode de configuration actuel. La réinitialisation d’un groupe humain requiert donc de provoquer son amnésie par un traumatisme fondateur, ouvrant une fenêtre d’action sur la mémoire du groupe et permettant à un intervenant extérieur de travailler dessus pour la reformater, la réécrire, la recomposer.
L’expression stratégie du choc pour désigner cette méthode de hacking social a été popularisée par Naomi Klein. Dans « La Stratégie du choc », la montée d’un capitalisme du désastre, l’auteur met en évidence l’homologie des modes opératoires du capitalisme libéral et de la torture scientifique, à savoir la production intentionnelle de chocs régressifs, sous la forme de crises économiques planifiées et / ou de traumatismes émotionnels méthodiques, afin d’anéantir les structures données jusqu’à une table rase permettant d’en implanter de nouvelles. La crise économique actuelle n’échappe évidemment pas à ces grandes manœuvres de reconstruction par la destruction, qui visent le plus souvent à centraliser davantage un système pour en simplifier le pilotage.
L’économiste F. William Engdahl décrit les tenants et aboutissants d’un phénomène programmé : « Utiliser la panique pour centraliser le pouvoir ».
Dans toutes les grandes paniques financières aux Etats-Unis depuis au moins celle de 1835 les titans de Wall Street ont délibérément déclenché la panique bancaire en coulisses pour consolider leur emprise sur le système bancaire des Etats-Unis. Les banques privées ont utilisé cette panique pour contrôler la politique de Washington, notamment la définition exacte de la propriété privée de la nouvelle Réserve fédérale en 1913, et pour consolider leur contrôle sur les groupes industriels comme US Steel, Caterpillar, Westinghouse, etc. En bref, ce sont des habitués de ce genre de guerre financière, qui augmentent leur pouvoir. Ils finiront par faire quelque chose de semblable à l’échelle mondiale afin de pouvoir continuer à dominer la finance mondiale, le cœur de la puissance du siècle.
On connaît l’histoire du développeur informatique qui diffusait lui-même des virus pour, ensuite, vendre les antivirus aux propriétaires d’ordinateurs infectés. Dans le champ économique, on parlera aussi de dérégulation ou de libéralisation pour évoquer par euphémisme ces déstructurations intentionnelles. Naomi Klein en donne de multiples exemples, appuyés par des réflexions théoriques de Milton Friedman, dont sa fameuse sentence de 1982 : « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements », qui toutes convergent dans le dessein de détruire les économies nationales, locales ou d’échelle encore inférieure, en les dérégulant et libéralisant, pour les re-réguler en les plaçant sous tutelle d’entreprises multinationales privées ou d’organisations transnationales telles que le Fonds monétaire international (FMI). Il s’agit à chaque fois de faire perdre à une entité sa souveraineté, son self-control, pour la mettre sous un contrôle extérieur.
L’obstacle majeur de ce processus est le niveau de santé de l’entité, synonyme en politique de son niveau d’autonomie et de souveraineté, qui résiste naturellement à cette tentative de reconfiguration par une prise de contrôle extérieure, cette « OPA hostile», ressentie comme une aliénation et une transgression de son intégrité. La violence des chocs infligés sera à la mesure du niveau de santé et de souveraineté de l’entité, son niveau de résistance. En outre, dans un cadre d’ingénierie sociale, il n’est pas nécessaire que les chocs infligés soient toujours réels ; ils peuvent se dramatiser uniquement dans le champ des perceptions. Les chocs méthodiques peuvent donc relever du canular et de l’illusion purs, ou encore entremêler réel et illusion, comme le note Alain Mine dans « Dix jours qui ébranleront le monde » : « Seul un événement traumatique nous réveillera, tant l’effet du 11 septembre 2001 s’est évanoui. Ce peut être une fausse alerte à Londres l’apparition d’un cybervirus susceptible de bloquer les réseaux informatiques mondiaux, ou pire le geste d’un psychopathe s’estimant lui-même à l’aune du nombre de ses victimes. Les démocraties n’anticipent jamais mais elles réagissent. L’opinion interdit en effet les mesures préventives qui bousculeraient la vie quotidienne mais elle accepte les décisions qui suivent un événement traumatique.
… Et pour notre Tunisie, rien ne serait mieux, pour nous mettre en alerte, qu’un gigantesque canular, dès lors qu’il aura suscité une panique : un faux chantage »fictif » serait donc de bonne pédagogie.