Qui ne connaît pas la rue Dabbaghine (rue des Tanneurs)? Etudiant en quête de livres à bas prix, professeur cherchant une vieille documentation ou lecteur assidu, ces trois catégories ont certainement fait leur pèlerinage à cet endroit chargé d’histoire, d’anecdotes où la poussière des vieux livres se mélange quotidiennement au vacarme des passants et au marchandage entre clients et commerçants.
Pour trouver la perle rare, on vient de toutes parts pour fouiller entre les livres entassés sur les trottoirs et quel plaisir inégalable de trouver un titre inédit. Cependant la situation actuelle de la rue Dabbaghine n’est pas enchanteresse. Il semble que la période glorieuse des bouquinistes est révolue. Depuis quelques année, nous assistons à une régression du nombre de bouquinistes qui pour différentes raisons ont mis fin à leur carrière.
Bouquiniste de père en fils depuis 24 ans à Dabbaghine, M. Ksibi nous a expliqué que la profession ne fait plus vivre son homme : « De nos jours, il n’est pas facile de vivre de ce métier et de manger à sa faim. Pourtant, quelques années plus tôt les choses se passaient autrement », regrette-t-il. Ce bouquiniste qui étale ses livres sur le sol de la rue regrette une période où les Tunisiens ne lésinaient pas sur les moyens et achetaient des livres toutes spécialités confondues. Mais « à présent, les gens se concentrent essentiellement sur les parascolaires et les ouvrages en relation étroite avec leurs domaines d’études. En fait, le Tunisien est devenu pragmatique », continue-t-il.
Contre toute attente, ce bouquiniste ambulant regrette l’époque de Ben Ali, déclarant : « Je me rappelle un jour qu’un policier m’avait dit : les livres ne sont pas dangereux et nous ne comptons pas vous embêter ». Du haut de ses souvenirs, ce monsieur a regretté l’échec d’une initiative visant l’aménagement d’un espace qui rassemble tous les bouquinistes de Tunis, en 2012. Pourtant l’idée a été évoquée bien avant le 14 janvier. Ainsi, notre interlocuteur ne se sent plus en sécurité pour son avenir et celui de son métier.
Nous avons quitté M. Ksibi pour rejoindre Hamza Malek, étudiant en droit, âgé de 28 ans qui exerce le métier de bouquiniste depuis quatre ans. A peine avons-nous expliqué le motif de notre visite que Hamza sourit et se prête de bon gré à répondre gentiment à nos questions. D’après lui, trois handicaps majeurs s’opposent à l’épanouissement du secteur. Le premier facteur est celui des frais de douane. « A chaque fois que je reçois une commande de mon fournisseur de France, les procédures de la vérification sont très lentes. Pourtant, il ne s’agit que de livres et bien entendu vous n’êtes pas sans savoir que chaque jour passé à l’aéroport est compté dans les frais de douane, ce qui alourdit la charge financière », déplore-t-il. Quant au deuxième handicap, il est relatif à la nature des livres : « Nous ne recevons plus de livres en sciences humaines et d’ouvrages de spécialités et je ne trouve pas d’explication à cela. Cependant une chose est sûre, les clients cherchant des livres en sciences humaines et ne trouvent plus leurs cibles chez nous », affirme-t-il. A ces deux handicaps vient se greffer un troisième, à savoir le manque d’intérêt pour la lecture chez les jeunes, malgré « l’émergence d’une jeune génération férue de lecture ».
A quel remède recourir ? Le jeune bouquiniste propose aux instituteurs de programmer des sorties à la rue Dabbaghine en compagnie de leurs élèves, afin qu’ils découvrent le monde de la lecture et le métier de bouquiniste et appelle à la mobilisation des associations pour acheter les vieux livres.
Le point commun entre les bouquinistes est qu’ils regrettent « une époque glorieuse et révolue ». Mouammar Bouazizi, qui exerce dans le domaine depuis 1988, nous confie que l’époque glorieuse du métier de bouquiniste a duré de 1980 à 1992, mais qu’à partir de 1992 le secteur est parti en chute libre. M. Bouazizi estime que ni le régime de Bourguiba et ni celui de Ben Ali n’ont accordé un intérêt particulier pour le métier de bouquiniste. Pourtant c’est un métier qui contribue à la promotion de la culture auprès de toutes les tranches d’âge. « Pourquoi ne pas organiser des foires de livres pour les bouquinistes,à l’instar de ce qui se passe dans d’autres pays ? Et pourquoi ne pas réserver un espace qui soit digne de ce nom pour que les bouquinistes y travaillent en sécurité ? », s’interroge-t-il.
Un club de lecture nommé Medina Book Club s’est mobilisé pour un acte symbolique, afin de donner un coup de pouce aux bouquinistes, en organisant un événement public pour l’achat collectif de livres le 12 septembre.