La crise économique qui a secoué la Grèce et ses implications politiques et sociales ont suscité un grand débat en Tunisie. Pour certains, le scénario grec est à nos portes. La faillite de la Tunisie est une question de jours ou de mois. La dégradation des fondamentaux de l’économie tunisienne finira par nous glisser vers le scénario grec. Pour d’autres, compte tenu des spécificités de l’économie de la Grèce et de l’état de ses fondamentaux (surtout les ratios d’endettement), le risque de faillite n’est pas d’actualité pour l’économie tunisienne.
Le présent billet, publié par le Département Recherche de l’intermédiaire en bourse MAC SA, vise à donner un éclairage sur ce débat, parfois très politisé, en repérant les leçons de la crise grecque à retenir pour une économie en développement comme la Tunisie.
Première leçon : Le dérapage des salaires nominaux sape la compétitivité
Croissance faible, taux de chômage élevé, perte de niveau de production,… Tout cela a contribué fortement au recul de la capacité de production de l’industrie de la Grèce. Du coup, ce déficit d’investissement entrave la capacité de la nation à développer son économie. La hausse des salaires nominaux nourrit l’essoufflement de la compétitivité. Un pays moins compétitif va voir sa balance commerciale se dégrader. En Tunisie, les salaires réels sont à la hausse ces dernières années, et leur rythme de croissance est plus rapide que celui de la productivité. La fièvre revendicative a amplifié le gap entre le rythme de hausse des salaires réels et la productivité du travail. Une situation qui est à la base de la dégradation des finances publiques et du creusement du déficit courant. Pour pouvoir réduire le déficit extérieur, et surtout empêcher une dégradation encore plus forte de la compétitivité, il faudrait que les salaires réels d’un pays augmentent moins vite que la productivité. Le rattrapage économique exige une plus grande productivité. Contrairement à la Grèce qui se retrouve privée de politique monétaire et de change (elle ne peut pas dévaluer sa monnaie), la Tunisie dispose encore de cette marge de manœuvre dans la mesure où l’autorité monétaire pourrait manipuler son taux de change, même si aujourd’hui l’effet d’une dévaluation ne garantit pas forcément un gain de compétitivité.
Deuxième leçon : Doper la croissance par l’endettement ouvre la porte au surendettement
Confrontées à une croissance potentielle faible (2% avant la crise et négative aujourd’hui), les autorités d’Athènes ont choisi le chemin de l’endettement. Une dette à hauteur de 185% du PIB en 2015, contre 110 % en 2007. Quelle viabilité pour un modèle fondé sur le recours à l’endettement ? Dans une situation où l’écart de production est récessionniste, le choix de l’endettement ne pourrait que plonger l’économie du pays dans les méandres du surendettement. C’est-à-dire l’autonomisation de la dette par rapport au contexte qui l’a créé. Autrement dit, le recours à l’endettement s’impose pour rembourser la dette et non pas pour financer l’économie. Certes, la Tunisie n’est pas encore à ce stade. Une dette dépassant à peine la barre des 50%. La situation reste rassurante en niveau mais inquiétante en structure. Le poids de la dette externe ne cesse de se renforcer au sein de la dette publique. Contrairement à la Grèce qui rembourse ses emprunts en monnaie locale (l’Euro), les Tunisiens ont quotidiennement les yeux rivées sur le stock des réserves de change, car il s’agit d’une dette à dominante en dollars et en euros. Et le positionnement de la Tunisie dans la catégorie « Speculative grade » chez les géants de la notation prive le pays de bénéficier de conditions de financement avantageuses. Toutefois, le bât blesse surtout du côté de la croissance qui reste molle, et qui a enregistré récemment une récession technique : 1.7% en T1 et 0.7% en T2 pour l’année 2015. Fort heureusement, le moteur du soutien financier n’a pas encore calé. Les bailleurs de fonds européens n’ont pas jusqu’à aujourd’hui l’intention de lâcher la Tunisie .
Les Etats-Unis n’excluent pas un troisième round d’emprunt obligataire garanti par le Département du Trésor américain. Et le conseil d’administration du FMI vient d’annoncer une remise prochaine (fin septembre 2015) de 303.8 millions de dollars à la Tunisie, dans le cadre de la sixième revue de l’accord de confirmation.
En somme, il y a encore de la marge mais pas pour longtemps. Si rien n’est fait, le soutien des organisations financières internationales finira par se tarir. Des réformes sont incontournables si nous voulons renouer avec un cercle vertueux de l’endettement. L’assainissement des finances publiques, la bonne gouvernance dans l’administration et les entreprises publiques, la fermeté dans l’application de la loi et l’ancrage à une économie d’innovation pourront éviter à la Tunisie de sombrer dans une spirale de surendettement.
Troisième leçon : La montée du chômage creuse le déficit budgétaire
La hausse du chômage en Grèce (25.6% en mars 2015) a réduit les revenus des travailleurs sans emploi (retraités et chômeurs indemnisés). Ainsi, la chute de leurs cotisations sociales et fiscales ont amputé les recettes fiscales et, du coup, contribué au creusement du déficit budgétaire. Sur ce point, la situation de la Tunisie est loin d’être réjouissante. Le taux de chômage demeure toujours à un niveau inquiétant (15.2% au deuxième trimestre 2015), surtout si nous observons le chômage des diplômés (28.6%). Une situation très menaçante pour des caisses sociales au bord du gouffre.
Quatrième leçon : Les thèses populistes précipitent l’impasse financière
La classe politique grecque est en grande partie responsable de l’effondrement de l’économie. Côté gouvernements successifs, le manque de transparence et la montée de la corruption ont débouché sur des dérapages budgétaires qui expliquent la dégradation continue des ratios d’endettement. Côté opposition et forces syndicales, le blocage des réformes a précipité l’impasse financière et justifié la cure d’austérité. Toutefois, il ne faut pas oublier que les ministres des Finances de l’Eurozone ont sombré dans un exercice d’humiliation d’un peuple, en forçant un gouvernement élu depuis six mois à engager une série de réformes douloureuses que les précédents gouvernements, qui l’ont précédé depuis quarante ans, n’ont pas réussi à réaliser, offrant ainsi du kérosène aux thèses populistes. En Tunisie, la prise de conscience des dangers qui nous guettent n’est pas encore au rendez-vous. L’hésitation et l’attentisme des autorités minent le contexte économique et préparent les conditions favorables à l’arrivée des politiques d’austérité. Des politiques très attendues par les courants populistes qui excellent dans la diabolisation du financement extérieur et des institutions financières internationales. Ces mêmes courants n’ont pas froid aux yeux pour applaudir le blocage des grandes entreprises publiques, alors qu’il est à l’origine du creusement du déficit courant, et du coup, du recours de la Tunisie aux bailleurs de fonds étrangers.
Cinquième leçon : La crise économique est une opportunité pour réformer
Un contexte de crise est souvent le moment opportun pour engager une dynamique de réforme. La crise économique serait une bonne opportunité pour améliorer la redistributivité du système fiscal. La crise économique serait une opportunité pour réformer le secteur bancaire, dynamiser le marché financier. La fragilité du système financier freine l’initiative d’investissement. La crise économique serait une opportunité pour démarrer la réforme du système éducatif, loin du bricolage et des tergiversations syndicales. La crise économique serait une opportunité pour réformer la caisse de compensation afin de redonner plus de marge aux finances publiques. Bref, le chemin de la réforme est l’unique chemin pour que le « bateau Tunisie » puisse accoster sur le quai de la croissance inclusive. La Tunisie ne peut pas espérer un soutien de l’Europe, comme c’est le cas de la Grèce aujourd’hui. Ni un soutien des pays du Golfe comparable à celui de l’Egypte. Or, pour y parvenir, un plan de réformes sérieux, loin du replâtrage hâtif et partiel, est nécessaire. La Tunisie a besoin d’un gouvernement audacieux capable de mener une guerre sans merci contre le banditisme des circuits de distribution formels et informels, et non d’un gouvernement incapable de garantir le droit des piétons sur les trottoirs des villes. Un gouvernement ferme face à la symphonie populiste et aux revendications démesurées, et non un gouvernement qui brille par ses reculades qui font les beaux jours d’un syndicalisme aux visées hégémoniques.
La Tunisie ne mérite pas ça !
Le choix reste simple dans sa formulation. Il faut sortir de l’ambiguïté et faire le choix de la clarté. Les Tunisiens devraient choisir entre :
-Une petite dose d’austérité, aujourd’hui, pour assainir les finances publiques et donner de la marge aux autorités pour engager les grandes réformes structurelles. Une austérité light qui épargne les classes défavorisées et le bas de la classe moyenne.
-Et une austérité hard, demain, dévastatrice pour le tissu économique et social tunisien débouchant sur un scénario pire que celui de la Grèce, compte tenu de l’absence du filet de sauvetage européen. Autrement dit :
- Soit, le gouvernement a l’audace nécessaire et arrive à retrouver une majorité confortable, et un pacte social solide, loin des compromis boiteux, pour démarrer les grands chantiers de réforme, quitte à déplaire à certaines chapelles.
- Soit c’est le statu quo : attentisme et hésitation continueront d’alimenter les revendications sociales démesurées, discréditant ainsi la classe politique et ouvrant la porte à une politique d’austérité hard qui emporterait notre illusion du printemps démocratique. Du coup, c’est la symphonie populiste qui gagne le terrain, avec un seul mot d’ordre : « Populistes de tous bords unissez-vous pour diaboliser toute mesure d’austérité et barrer la route à toutes les réformes» !