Divine surprise ! Christine Lagarde, Directrice générale du FMI, en visite de travail à Tunis, nous prédit un taux de croissance pour 2015 de 1%, quand nos ministres concernés n’en espèrent pas tant. Ils placent le curseur au mieux à 0,5%. Nos économistes les plus distingués n’excluent pas le pire ; ils diagnostiquent une croissance négative, qui se situerait entre -0,7% et -1%, comme pour faire écho à l’annonce du gouverneur de la BCT pour qui l’économie tunisienne est techniquement en récession au regard des décrues successives constatées tout au long des deux premiers trimestres.
La situation est si décevante qu’on ne saurait nous consoler de l’optimisme de Mme Lagarde. Pourtant, il n’y a aucune fatalité à la chute ou au mieux à la stagnation du PIB. Rien qui nous est étranger ne peut expliquer ce désastre économique : ni crise mondiale – au contraire, il y a comme un vent de reprise qui souffle sur l’Europe, notre principal partenaire économique -, ni choc extérieur, surtout avec l’effondrement des cours du pétrole et des taux d’intérêts, ni calamité naturelle, et tous les clignotants agricoles sont au vert.
Les vents de la conjoncture mondiale nous étaient favorables, mais au lieu de hisser toutes les voilures et de prendre le large, la barque de l’économie tunisienne est restée arrimée à quai, perdant ainsi opportunités d’investissements, créations d’emplois et parts de marchés. On peut déplorer, à cet effet, l’absence d’un véritable dialogue social, rénové et responsable : l’intransigeance des partenaires sociaux, la multiplication des grèves et des arrêts de production, la persistance de revendications salariales peu soutenables, qui mettraient en péril les rares marges de compétitivité des entreprises, et les finances publiques, qui sont au plus bas.
-1%, 0 ou +1%, l’effet n’est sans doute pas de la même ampleur, mais dans tous les cas de figure, les dégâts matériels et humains sont énormes. Derrière ces chiffres, et nous n’en sommes pas habitués, il y a une réalité sociale dramatique, inacceptable et indigne d’un pays comme le nôtre, trahi par ses propres forces productives et par l’exubérance irrationnelle des politiques. Nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes pour avoir délibérément mis en déroute, pendant près de 4 ans, notre économie et laisser dépérir les fleurons de nos entreprises publiques.
La vérité est qu’à moins de 1% à 1,5% de croissance, l’économie crée moins d’emplois qu’elle n’en détruit, ce qui signifie en clair une explosion du chômage, chez les jeunes diplômés notamment, un recul de l’investissement et de la compétitivité, la montée des inégalités, la prolifération de la misère, l’exacerbation des tensions sociales et l’instabilité en tout genre. Dans ces conditions, il devient impossible, sinon très difficile, d’engager la moindre réforme qui puisse desserrer la contrainte budgétaire de l’Etat. Autant dire que l’essentiel, sinon la quasi-totalité du budget, servira à financer les dépenses courantes de fonctionnement : salaires, CGC, services de la dette, aux dépens des dépenses d’équipement, c’est-à-dire des investissements d’avenir.
C’est tout de même triste qu’on en arrive aujourd’hui à cette peu enviable situation, où l’on se voit dicter notre conduite à cause de nos errements. On aurait pu faire l’économie des « recommandations », simple euphémisme pour signifier les directives de la directrice générale du FMI, venue nous rappeler à nos obligations réformatrices. Cela ne s’était pas vu depuis 1985-1986, date de la mise en oeuvre du Programme d’ajustement structurel (PAS), après les déboires économiques de l’époque. Mme Lagarde a su trouver les mots qu’il fallait pour faire passer son message. Elle est suffisamment intelligente pour faire fi des dommages collatéraux de la transition politique. Elle est venue en amie et elle était en terrain conquis. Il n’empêche, elle était ferme sur ses intentions et ses propos, même tempérés, sonnaient comme un signal d’alerte.
Alors, que faire pour remonter la pente avant qu’il ne soit trop tard, avant que l’économie ne plonge pour toujours et ne s’enfonce dans les affres de la récession et de la crise, avec leur cortège de désastres économiques, d’instabilité sociale et de tensions politiques qui sonneront le glas du fragile édifice démocratique ?
Que faire sinon mettre, au plus vite, fin à la spirale des revendications, en faisant le pari sur l’avenir, en y consentant un ultime effort financier, tout en priant pour que les injections supplémentaires ne relancent pas l’inflation, le déficit commercial et la dette extérieure. La paix sociale a un prix que l’Etat, les contribuables et le patronat doivent assumer. Il est du devoir de l’Etat – et du patronat – d’y souscrire autant que faire se peut.
Le gouvernement Habib Essid s’y est déjà engagé, en s’inscrivant dans une logique autre que celle de l’affrontement dont il ne sortira que des victimes et au final, un grand perdant, le pays. Il a convenu avec les syndicats de solder le passé et de signer une traite sur l’avenir. Le patronat doit suivre : le prix de la paix sociale est beaucoup moins élevé que le coût du statu quo. Il doit, pour sa part, clore au plus vite l’épineux dossier des augmentations salariales pour plus de sérénité et de visibilité, en s’accordant une trêve sociale de deux ans, jusqu’à l’horizon 2017.
Il faut se convaincre de cette nécessité : il va falloir investir dans la paix sociale pour retrouver les ferments de la stabilité, sans laquelle il ne peut y avoir de reprise de l’investissement et de relance de la croissance. Il faut aussi se rendre à l’évidence que sans stabilité, les instruments de politique monétaire et de change sont de peu d’efficacité et quasiment sans effet sur la relance de l’investissement. La paix sociale, la stabilité, la sécurité, sinon rien. Notre indignation face à la montée du chômage, des inégalités et de la pauvreté n’aura pas servi à grand-chose.
Tout autant d’ailleurs que nos appels pressants en faveur de l’union sacrée pour éradiquer le terrorisme. Une paix sociale, construite sur le socle d’un dialogue social neuf et responsable, donnera plus de chances de concrétisation aux nécessaires réformes structurelles, sans lesquelles il ne peut y avoir un véritable redressement de l’économie. Elle donnera plus de sens et de chair à notre désir de réconciliation nationale, d’entreprendre, de créer, de vivre ensemble. Elle privera surtout le terrorisme de son principal terreau. Entre le prix de la paix sociale et le coût de la régression économique et du chaos, le choix est vite fait.