Menacée par l’avancée des forces djihadistes, fragilisée par des revenus pétroliers en chute libre, empêtrée dans une intervention militaire intempestive au Yémen, une élite qui conjugue goût pour la luxure et promotion du rigorisme wahhabite, des condamnations à mort qui se poursuivent à un rythme soutenu, des lieux saints régulièrement meurtris faisant l’objet d’une exploitation commerciale sans vergogne, etc. Derrière le masque, le régime de l’Arabie Saoudite apparaît pour ce qu’il est : décadent. Le régime tente bien de sauvegarder les apparences, grâce en particulier au soutien inconditionnel des régimes occidentaux (à quelques exceptions près, comme la Suède). On se souvient encore de l’image des chefs d’Etat du monde entier qui se sont pressés à Riyad pour honorer la mémoire du roi Abdallah, disparu le 23 janvier dernier.
La crise actuelle puise ses racines dans l’histoire même du royaume saoudien. Celui-ci est le fruit d’un projet, né à la fin du XVIIIe siècle, incarné par la figure de Muhammad ibn ʿAbd al-Wahhab (fondateur du wahhabisme), dont la doctrine radicale sera mise en application par le chef de tribu Ibn Saud. Après avoir été écrasées par les Ottomans via les Egyptiens, les forces wahhabites ont refait surface dans les décombres de l’Empire turc (à la fin de la Première guerre mondiale). Un pacte tacite s’est alors dessiné entre la famille Al-Saoud et les héritiers de Mohammed Ibn Abdel Wahhab. Cette alliance du « sabre et du turban » (George Corm) a permis de « détribaliser » (Fatiha Dazi-Héni,) une entreprise politico-militaire animée par la volonté de créer une forme d’Etat conçu sur le modèle de l’Etat-nation. Au terme de conquêtes successives, le royaume d’Arabie Saoudite est fondé officiellement le 22 septembre 1932 par Abdelaziz Ibn Abderrahmane Al-Saoud, « émir du Nadjd et imam des Wahhabites » depuis 1902, qui en devient le roi. Avec l’abandon sous la pression des Britanniques de l’ambition originelle d’unification des musulmans, la rupture est consommée avec un mouvement de dissidence salafiste.
Reste qu’aujourd’hui encore le régime n’en reste pas moins la façade, le porte-voix et le grand argentier du wahhabisme sur la scène arabe et internationale. L’Etat théocratique repose sur une monarchie islamique absolue, contrôlée par la famille Saoud. L’islam sunnite wahhabite est le pilier de l’ordre social, juridique et politique du pays. La société civile est régie par une lecture rigoriste des sources de l’Islam, imposée aux sujets du Royaume qui se trouvent ainsi sous la surveillance et le contrôle d’une police religieuse (les « muttawas ») et d’une « Commission de la promotion de la vertu et de la prévention du vice ». Le Wahhabisme est aussi un « produit d’exportation » (même après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York).
Face à la puissance énergétique et au rôle stratégique du régime, les chancelleries occidentales évitent traditionnellement d’exprimer toute critique à l’encontre d’un régime foncièrement étranger aux valeurs de la démocratie et des droits de l’Homme pourtant mis en avant pour justifier l’ingérence dans d’autres pays arabes ou non. Le primat de la realpolitik tient ici à quelques données. Les ressources en hydrocarbures de l’Arabie Saoudite font du Royaume le premier pays producteur mondial de pétrole (et le deuxième exportateur). Une position qui l’amène à jouer une fonction de régulateur des prix du baril (à travers l’OPEP où il pèse de tout son poids). La manne pétrolière a financé l’industrialisation et l’urbanisation du pays. Le niveau élevé du PIB par habitant ne saurait néanmoins masquer des signaux sociaux négatifs : 30 % des moins de 25 ans sont au chômage et environ 13% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le problème de la redistribution sociale de la rente pétrolière est patent. Tandis que les richesses (y compris celles issues des marchés publics et de l’immobilier) sont captées essentiellement par les membres de la famille royale, la population pauvre subit de plein fouet une inflation forte et une crise du logement, à tel point que le pouvoir saoudien a dû mettre en œuvre en 2002 une « stratégie nationale pour remédier à la pauvreté ». Le Royaume a lancé un vaste programme de réforme de l’éducation et investi dans la création de nouvelles universités afin de promouvoir les sciences et technologies. En 2011, le programme des « Nitaqat », qui impose un quota croissant de Saoudiens dans les firmes nationales, devrait avoir des effets positifs sur l’emploi à moyen et à long terme. Ces initiatives entendent prévenir toute contestation sociale susceptible de se muer en contestation politique. Car l’obsession absolue de la monarchie, outre l’ennemi chiite iranien, réside dans le spectre d’une déstabilisation interne. Longtemps inconcevable, ce scénario n’est plus à exclure au regard de la multiplication des signes de faiblesse du régime encore en place.