Le Budget participatif est défini souvent comme « un processus de démocratie directe à travers lequel les citoyens décident de manière souveraine et indépendante, avec l’accord de la commune, sur une partie du budget et des dépenses de leur commune ». Il améliore la relation entre citoyens et commune et contribue à construire un rapport de confiance entre eux.
En effet, les communes tunisiennes sont habituées à décider du budget communal derrière des portes fermées. Les citoyens, quant à eux, ne s’intéressaient guère aux affaires de la commune et n’y participaient pas, négligeant par la même occasion de payer leurs impôts locaux en motivant généralement leur incivisme fiscal par le manque de transparence dans la gestion financière de la commune et par la médiocrité des prestations fournies localement.
La démocratie représentative atteint ses limites et les citoyens ont le sentiment que les conseillers élus sont déconnectés de la réalité vécue et que l’intérêt général est rarement respecté. Le budget participatif aide à surmonter ces difficultés par un apprentissage de l’intérêt général au profit de la commune et des citoyens. Les débats publics et la représentation politique démocratique trouvent ainsi leur sens réel. La commune qui s’engage volontairement pour un budget participatif, met en œuvre les principes de l’équité, la redevabilité, la transparence, la durabilité, l’efficacité et l’engagement civique.
Qu’est-ce qu’un budget participatif ? L’expérience de budgétisation participative consiste essentiellement au lancement d’une campagne de communication et de sensibilisation sur le concept avant l’organisation des réunions dans les zones d’habitation appelées « forum des zones d’habitation » où les citoyens auront l’occasion de discuter entre eux et de décider des projets qu’ils jugent répondant à leurs besoins et attentes. Ils auront par la même, l’occasion d’élire des délégués qui parleront en leur nom et qui feront le suivi des autres phases relatives à la concrétisation des projets choisis lors d’une réunion de synthèse appelée « forum de délégué » dans la limite de l’enveloppe budgétaire réservée au préalable par la commune. Cet article va exposer l’expérience de budgétisation participative de la commune de Sfax qui a commencé en 2015. Pour cela, une première partie va être consacrée aux phases préliminaires des forums des zones, une deuxième partie au déroulement de ces forums.
Les phases préliminaires des forums des zones d’habitation
Dans le cadre des nouvelles orientations en matière de décentralisation et en cohérence avec les dispositions du chapitre 7 de la Constitution tunisienne et plus précisément avec l’article 1391, la commune de Sfax s’est engagée pour l’année 2015 dans une expérience de budgétisation participative pour inclure les projets choisis par les citoyens dans le projet de budget 2016, voté lors de la 3ème session ordinaire du Conseil municipal qui a eu lieu le 28 juillet 2015 en séance plénière. Le conseil municipal a exprimé son fort engagement politique pour entamer cette expérience considérée comme une préparation à l’application de l’approche participative instaurée par le chapitre 7 de la nouvelle Constitution tunisienne.
- Préparation et cadre réglementaire
Lors de sa première session ordinaire de 2015, tenue le 25 février 2015, le Conseil municipal a approuvé la décision d’affectation d’une enveloppe budgétaire de 3 millions de dinars du budget d’investissement dans les rubriques de la voirie, l’éclairage public et la construction de trottoirs et leur pavage.
Par la suite, la commune a lancé à travers un communiqué de presse un appel à manifestation d’intérêt aux associations actives dans le territoire communal pour l’adhésion au processus. Plus de 40 associations ont répondu. Les forums des zones d’habitation sont animés par des facilitateurs locaux proposés par les associations signataires des conventions à titre de bénévolat.
Aussi, et pour respecter la méthodologie du budget participatif, la commune a procédé au découpage du territoire communal en zones d’habitation qui fera chacune l’objet d’un forum citoyen pendant 2 jours (les samedis et les dimanches). Le choix de l’enveloppe budgétaire a été arrêté suivant les bonnes pratiques internationales qui consacrent entre 5% et 15% du budget communal (toutes sections confondues …).
De même, la commune a opté pour des lieux de réunion accessibles aux personnes à mobilité réduite afin de garantir leur participation, et ce, en consécration des principes de non exclusion du budget participatif. Dans le même cadre, tenant compte des besoins des sourds, la commune, et en partenariat avec une association spécialisée dans le domaine, a fourni un spécialiste du langage des signes qui fait la traduction des différents exposés qui concernent les finances locales et les investissements locaux. Une autre association spécialisée dans la défense des intérêts des handicapés a organisé un exposé de la loi relative à l’obligation de tenir compte des besoins des handicapés dans les projets de construction de routes.
- La campagne de sensibilisation et de communication
La communication et la sensibilisation est la phase la plus importante qui conditionne la réussite même de l’expérience du BP. Ainsi, une forte corrélation positive existe entre l’efficacité de la campagne de communication et de sensibilisation et le taux de participation aux fora citoyens. La commune de Sfax, moyennant un financement de la GIZ à travers l’ONG tunisienne Action Associative, a consacré un budget relativement important pour la communication et la sensibilisation.
- La Description des forums des zones d’habitation
Le forum citoyen de 2 journées : la première journée qui se tient le samedi est consacrée à la présentation des finances locales et des réalisations d’investissement dans les domaines relatifs à la voirie, trottoirs et éclairage public. L’objectif de cette réunion est d’instaurer une culture de transparence et de redevabilité chez les responsables des autorités locales et de restituer la confiance perdue entre le citoyen et son administration locale.
Durant cette journée, des affiches en couleur illustrant un budget citoyen élaborées par des experts ont été exposées. Ces affiches présentent des agrégats relatifs à la gestion financière de la commune, essentiellement la structure des recettes et des dépenses, l’évolution de ces agrégats depuis 2012, l’évolution des principales ressources et dépenses ainsi que des ratios de structures relatifs à l’endettement, à l’effort d’investissement et à la marge de manœuvre de la commune en matière de dépenses.
Le langage utilisé dans les fora est très simple et les présentations étaient animées par des histogrammes et des camemberts. L’objectif était de simplifier les concepts relatifs à la finance locale et à l’investissement.
Durant la deuxième journée du forum citoyen, la contribution du citoyen devient plus manifeste. Afin que la parole ne soit pas monopolisée par les orateurs les plus habiles ou les personnes les mieux dotées en capital culturel, la commune a fait appel à un professionnel neutre pour animer les débats et distribuer la parole durant cette journée.
Assemblés en groupes de 10 à 15 personnes, les citoyens discutent ensemble pour proposer des projets (en précisant leurs emplacements et leurs compositions techniques sommaires).
Après le recueil de toutes les propositions de projets des différents groupes, les propositions seront numérotées et affichées devant le public qui fait la queue pour commencer le vote. Durant chaque forum, il est demandé aux participants de postuler pour être délégué de quartier et par conséquent mandaté par les citoyens pour défendre leurs intérêts.
Après consultation des participants, et dans l’objectif de préserver la neutralité du processus de toute interférence politique, les candidats désirant devenir délégué de quartier et qui seront connus par les participants comme membres actifs d’un parti politique (les simples adhérents n’étant pas concernés par cette interdiction) ne sont pas acceptés.
Les délégués de zones d’habitation doivent être obligatoirement un homme, une femme et un jeune (dont l’âge varie entre 18 et 35 ans) et ce pour permettre d’avoir une représentation de toutes les catégories de la société parmi les délégués de chaque zone d’habitation. Les délégués élus doivent assister aux réunions relatives à un forum de délégués pour contribuer à la priorisation des projets et à retenir les idées qui seront prises dans le cadre du budget participatif. Les délégués de zones d’habitation doivent aussi assister aux réunions de préparation des procédures de passation de la commande publique et d’exécution des projets choisis.
Il est même envisagé de permettre aux délégués d’assister aux réunions de la commission des marchés et d’avoir des badges pour accéder même aux chantiers d’exécution des travaux. A la fin de chaque fora, les participants votent 3 projets et 3 délégués. Parmi les délégués qui ont eu la confiance de leurs citoyens, on peut citer le choix d’une déléguée à mobilité réduite durant le forum de la zone d’habitation Markez Chaker. Ce choix est une preuve du caractère inclusif de l’approche ainsi que de la solidarité de la société tunisienne.
Interprétation des résultats
Au total presque 2000 citoyens ont assisté aux fora citoyens, ce qui présente un taux de participation très satisfaisant pour une ville durant son premier exercice de budget participatif.
La deuxième journée a enregistré la participation de presque 70 % des citoyens présents dans les fora à l’encontre de 30 % durant la première journée. La progression enregistrée du nombre de participants entre les 2 journées est expliquée par l’intensification de l’effort de communication durant la matinée du dimanche et aussi grâce à l’effet positif de la communication de bouche à oreille et même de mobilisation des citoyens présents lors de la première journée dans leurs quartiers.
24.53% des participants étaient des jeunes (entre 18 et 35 ans). 26.77 % des participants étaient des femmes et 73.23 % des hommes. A la fin du forum de délégués animé par une équipe de facilitateurs professionnels, 25 projets ont été choisis parmi les 30 proposés après avoir fixé des critères de priorité. Après un débat riche et un échange d’avis dans le respect total des principes du dialogue et de la tolérance envers l’autre, les délégués, à eux seuls, se sont concertés sur la liste des projets dans la limite de l’enveloppe budgétaire allouée au budget participatif en utilisant les évaluations financières préparés par les services techniques de la commune mentionnées sur étiquette collé sur chaque carte de projet.
La visite programmée avant la tenue du forum de délégués aux différents sites de projets découlant des 10 foras de zones d’habitation a amené à un consensus sur les priorités à adopter au lieu du vote, concrétisant ainsi la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt particulier exigu. Le coût de tous les projets choisis lors du forum de délégués d’une manière consensuelle (25 projets) est de l’ordre de 3.010.000 dinars (2.706.000 dinars pour des projets de voirie et 304.000 dinars pour l’éclairage public).
La commune, quant à elle, a intégré les coûts des 25 projets choisis dans le projet du budget de l’année 2016 qui été voté lors de la troisième session ordinaire du conseil municipal du mois de juillet 2015 avec la présence des délégués des zones d’habitation. Il s’agit pour les délégués des zones d’habitation, non seulement d’être associés à des réunions administratives traitant des questions budgétaires, mais aussi de prendre effectivement part à la décision, aux différents niveaux de conception et de mise en oeuvre des projets.
L’expérience internationale a montré que de nombreux délégués, à condition qu’ils aient été suffisamment investis dans le processus, sont devenus plus informés à la suite de leur expérience de participation, acquérant des savoirs techniques, politiques et pratiques qu’ils ne possédaient pas auparavant.
La dynamique créée par cette expérience incite la commune à continuer dans ce projet et de la reproduire l’année prochaine pour une enveloppe plus importante et pour d’autres champs d’intervention. Les citoyens appuyés par la société civile active peuvent dès maintenant commencer un plaidoyer dans ce sens.