De toutes les guerres que le pays a livrées depuis la nuit des temps, celle à laquelle il se prépare aujourd’hui en abordant les négociations au sujet de l’Accord de libre-échange complet et approfondi est sans doute l’une des plus difficiles et des plus décisives. Carthage a perdu toutes ses guerres. La suite ne fut guère plus glorieuse. Le pays était historiquement ballotté au gré des convoitises des puissances étrangères ; il dut subir plusieurs siècles de déclin, avant d’engager sa vraie bataille pour l’indépendance nationale, qui mit fin à une longue période de soumission et d’errance culturelle, intellectuelle, politique et identitaire. Enfin, on vit s’engager, au lendemain de la proclamation de l’indépendance, une nouvelle bataille contre le sous-développement et l’analphabétisme ; elle fut, en son temps, un modèle du genre en termes de réalisme,
de stratégie et de sens des responsabilités.
Le courage, l’audace même des premières années de la décolonisation n’avaient pu résister à l’épreuve des faits. La classe politique était bien meilleure dans les joutes et subtilités politiques que dans l’art de la conduite de l’économie. La puissance des lobbies d’industriels en voie d’émergence, qui surent résister à toute forme d’ouverture au nom de la protection de l’industrie naissante, et défendre leur territoire contre toute forme de concurrence étrangère, a fini par dénaturer, par dévoyer même le processus de développement économique.
On vit monter de partout des digues de protection effective tarifaires et tout un arsenal de barrières douanières, qui eurent pour effet de bannir toute velléité de compétition, au mépris de l’exigence de l’efficacité qui aurait dû être la norme. L’excès de protection fit naître un déficit d’innovation, de prise de risque et au final, d’investissement. Le réveil fut, à chaque fois, très brutal, en 1969-1970, et plus tard, en 1985-1986, avec l’arrêt quasi total de la production qui ne pouvait emprunter les sentiers vertueux d’une montée en gamme d’un développement durable. En l’absence de concurrence, fût-ce à petites doses, l’inefficacité finit par paralyser l’appareil productif. Il ne pouvait y avoir de passage d’une économie de main-d’oeuvre de simple exécution, à une économie de conception, de recherche et de développement.
Le programme d’ajustement structurel, conçu en 1986 comme une forme de parade au blocage de l’économie, fut le détonateur d’un nouveau paradigme de développement : le processus d’industrialisation par substitution des importations à l’ombre d’un vaste système de protection a vécu pour avoir fait faillite. L’investissement était à l’arrêt, faute de ressources extérieures qui venaient pour partie
de l’endettement. Un modèle de développement, où les entreprises achètent tout de l’extérieur sans rien lui vendre, sans être tenues par un quelconque délai, est forcément voué à l’échec. Elles doivent impérativement changer de fusil d’épaule et de braquet, et envisager une stratégie de développement à l’international, pour financer, ne fût-ce que partiellement, leurs besoins financiers.
Elles doivent se soumettre à l’impératif de compétitivité et aux exigences d’innovation et d’investissement. Leur survie dépend de leur capacité de se remettre en question. Surtout que notre principal partenaire, qui nous a gratifiés dès 1976 d’un accord de coopération tout à notre avantage, revendique, au terme de deux décennies de développement, davantage de réciprocité.
L’Accord d’association et de libre-échange, conclu en 1995 avec l’UE, s’inscrit dans cette perspective. La Tunisie ne pouvait s’y dérober, au risque de compromettre ses relations privilégiées avec l’Europe. L’Accord suscita, en son temps, beaucoup de réserves, de critiques, voire une véritable fronde du patronat, habitué au confort des rentes de situations et privilèges indus à l’abri des frontières. Rien n’y fit, on n’arrête pas la marche de l’Histoire. Le démantèlement tarifaire – qui ne concernait que l’industrie – fut étalé sur 12 ans, contre beaucoup moins que cela pour d’autres pays soucieux de moderniser rapidement leur appareil productif.
Un plan d’accompagnement sous forme de programme de mise à niveau a été mis en oeuvre, avec l’aide et le soutien financier de l’UE. Face à l’inévitable, les chefs d’entreprise ont fini non pas par s’y résigner, mais par s’engouffrer dans la brèche. Ils y ont vu autant d’opportunités à saisir que de défis à relever. La peur des concurrents est bonne conseillère. La détermination des autorités a fait le reste. Le sursaut était salutaire. 1995 fut en quelque sorte un tournant décisif.
Les entreprises ne juraient que par l’impératif de compétitivité. Elles se sont inscrites dans une véritable logique industrielle, fondée sur un processus permanent d’adaptation et un mouvement ininterrompu d’investissements d’extension ou de rationalisation. Finis les rentes de situation, les profits de monopole, place désormais à la compétition industrielle, avec pour seul argument, l’arme de la compétitivité prix qualité.
La résilience du secteur privé, impacté par la crise internationale de 2008-2010 avant de subir le choc post-révolution, ne s’explique pas autrement. Les entreprises publiques ont davantage fait les frais de la vague révolutionnaire, privées qu’elles étaient d’une véritable chaîne de commandement. La peur du changement conduit à l’enfermement, à l’immobilisme et au déclin. Qui ose vaincra. On en a fait la démonstration en 1995. Il nous faut aujourd’hui vaincre nos réticences et nos peurs et relever le nouveau défi de l’ALECA. Les conséquences sur l’avenir du secteur agricole et des services seront ce que nous voudrons qu’elles soient.
L’absence d’études d’impact obscurcit le débat qui se fait jour, alors que la question de l’ALECA est posée depuis 2012. A charge pour l’Etat et la société civile, à travers associations et think tanks, de nous éclairer sur le sujet. Il n’empêche. Les dés sont jetés. Il faut avancer et aviser et se dire en permanence que notre destinée est liée à celle de l’UE, quoique l’on ait pu en dire. Nous devons rééditer l’exploit de 1995, quand bien même l’agriculture et les services qui seront exposés à la concurrence sont plus vulnérables que l’industrie d’avant l’Accord d’association de libre-échange. Notre agriculture est à des années-lumière des normes de qualité et des rendements européens. Plus de 90% de nos exploitations agricoles manquent de moyens et sont, pour des raisons de formation, peu perméables au progrès et aux nouvelles techniques culturales.
L’industrie des services échappe à ce terrible constat, mais faute d’effet de taille et de mobilité, elle risque d’être submergée par le mouvement de dérégulation annoncé. Le combat qui se profile à l’horizon risque de prendre la forme du pot de terre contre le pot de fer. D’autant que toute entrave à l’une ou l’autre des libertés, notamment celle de la mobilité des personnes soumises aujourd’hui à l’octroi problématique du visa d’entrée dans l’espace européen, fausse la règle du jeu et jette le trouble sur un accord censé intégrer pleinement l’économie tunisienne dans l’Union européenne. Avis aux négociateurs tunisiens, investis d’une terrible responsabilité. L’accord, comme il est dit, doit être complet et approfondi et ne pas se limiter aux seuls aspects commerciaux, voire financiers.
Le choc, si on ne s’y prépare, sera brutal et pourrait mettre en péril des pans entiers de notre agriculture et de nos activités de services. Le dire, c’est aussi reconnaître nos défaillances. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent plus rester en l’état. C’est peut-être aussi l’ultime occasion pour engager sérieusement la modernisation de ces secteurs. Entendons-nous bien : la filière agricole et les services, de quelque nature qu’ils soient, notamment ceux liés à l’industrie, seront pour nous les principales voies d’avenir. C’est ici que résident les foyers de croissance qui vont impulser notre développement et le pérenniser.
Le processus est déjà enclenché et l’on peut déjà faire l’esquisse de la nouvelle carte de nos futurs avantages compétitifs dans l’agriculture, comme dans les services. Y renoncer, pour quelque motif que ce soit, c’est prendre le risque de compromettre notre insertion dans la mondialisation. L’accès, mieux, l’intégration au marché européen, le plus important au monde – et les avantages qu’on en tire – ont aussi un prix. Qu’il nous faut assumer : l’UE n’a pas que des amis, fussent-ils confrontés à une difficile transition démocratique. Elle a aussi des intérêts, des entreprises et des contribuables qui ont voix au chapitre.
Demain, comme en 1995, nous allons plonger dans les eaux tumultueuses de la compétition et apprendre à nager pour ne pas sombrer. Le danger est réel, mais les chances de survie le sont tout autant. Tout le monde doit prendre conscience des difficultés du moment, qu’on ne peut tout avoir de nos partenaires sans rien leur donner en échange. Qu’il arrive un moment où il faut se battre pour mieux exister. Il faut plus de réalisme devant les faits et en finir avec ces discours lénifiants qui se veulent rassurants, où il est dit que le pays n’a pas de problème d’argent, que l’Etat peut tout donner et céder surtout, sans qu’il puisse tomber en faillite.
Tant que les Tunisiens ne sont pas conscients des difficultés du présent et à venir, il est illusoire d’attendre d’eux des efforts conséquents. Il faut les convaincre de la gravité de la situation et de la pertinence des stratégies à mettre en oeuvre, celles en particulier qui nous éclaireront sur notre repositionnement par rapport à l’UE dans le cadre de l’ALECA. L’évidence s’impose : dans un monde concurrentiel, nous
devons être compétitifs. L’avertissement vaut autant pour le patronat, les salariés que l’Administration elle-même.
Dans la nouvelle bataille qui s’engage, où il nous faut protéger l’agriculture et les services par la seule vertu de notre travail et de notre ingéniosité, on peut craindre le pire, comme on peut espérer le meilleur. L’essentiel est qu’ensemble, nous devons ramer dans le même sens et ne pas charger la barque par des revendications nuisibles. Les vents nous seront favorables, si l’on sait où l’on va, unis dans l’effort et dans l’adversité, confiants en nous-mêmes et dans notre pays.
Quoi qu’aient pu subir nos entreprises et notre économie, elles sont restées debout sur leurs jambes. Preuve qu’il y a des talents dans ce pays, des hommes et des femmes capables de le propulser vers l’avant, plus haut et plus fort. Pourquoi ne pas le leur dire ? Il n’en faut pas plus pour qu’ils réaffirment leur sens des responsabilités, consentent aux sacrifices et acceptent l’ALECA, les réformes et les changements. Il n’en faut pas plus pour que la croissance soit au rendez-vous.