L’action militaire et diplomatique de la Russie dans le conflit syrien signe le retour définitif de la grande puissance russe dans la co-direction des « affaires du monde ». Depuis la fin de l’URSS, il y a un quart de siècle, la Russie n’était pas intervenue militairement hors de sa zone « naturelle » d’influence. A travers son intervention directe sur le territoire syrien, c’est le ré-ancrage russe au Moyen-Orient qui se joue. C’est la géopolitique de la Méditerranée* qui risque de s’en trouver bouleversée.
Pour la Russie, la Méditerranée reste avant tout un couloir d’accès vers l’océan atlantique depuis la mer Noire, via le canal de Suez ou le détroit de Gibraltar après avoir franchi les détroits turcs. La priorité stratégique reconnue à d’autres zones du globe (l’Arctique, la Nouvelle Sibérie ou encore les îles Kouriles) relègue la Méditerranée au second plan. Il est vrai que la Méditerranée ne présente pas le même intérêt stratégique que pour les Etats-Unis ou même la Chine : la Russie ne dépend ni du canal de Suez pour jouir de la liberté de circulation maritime, ni des exportations d’hydrocarbures issues des régions du Moyen-Orient et du Golfe. Néanmoins, la présence et la défense des intérêts russes s’affirment à nouveau à travers une stratégie de puissance impulsée par Vladimir Poutine.
Bien que son territoire n’appartienne pas à l’espace méditerranéen proprement dit, la Russie- dans la continuité de l’empire tsariste et de l’URSS- entretient une relation étroite avec la Méditerranée. Cela s’explique par des raisons géographiques (le monde méditerranéen fait partie de son « étranger proche »), mais aussi historiques et religieuses. Ce lien remonte en particulier à la rivalité avec l’Empire byzantin pour le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’Empire romain d’Orient, dont la religion officielle est le christianisme orthodoxe (ou l’orthodoxie), s’est développé sur les bords de la Méditerranée orientale jusqu’en 1453, date de la prise par les Ottomans de Constantinople, où se trouve le symbole même de l’Eglise orthodoxe et de l’art byzantin : la basilique Sainte-Sophie. Après la chute de Constantinople en 1453, la Russie tsariste a ambitionné de prendre la ville sainte au nom de son statut autoproclamé de protectrice des communautés orthodoxes du Levant pour légitimer sa politique expansionniste des XVIIIe et XIXe siècles en Méditerranée orientale. Symbole de l’affirmation de la puissance maritime russe (victoires sur la flotte ottomane à Tchesmé (1770), à Patras (1772) et à Navarin (1827)), la création du port de Sébastopol, en Crimée, par Catherine II, a permis d’ouvrir à la Russie l’accès stratégique « aux mers chaudes » : mer Noire, océan Indien, mais aussi Méditerranée. Ainsi, au-delà de son but de guerre affiché, combattre l’organisation Etat islamique (EI)- et de son objectif caché, sauver le régime de Bachar Al-Assad-, Moscou poursuit un vieux rêve impérial, qui a toujours attiré la Russie vers les mers chaudes du Sud, en particulier la Méditerranée. Déjà en 1772, la tsarine Catherine II envoyait à Beyrouth un navire chargé de canons et un petit corps expéditionnaire destinés à aider le potentat local en lutte contre l’Empire ottoman. La flotte russe du comte Orlov bombardait des villes syriennes. Cette première aventure arabe s’achevait deux ans plus tard, Moscou se retirant en échange de concessions ottomanes sur l’Ukraine et la Crimée…
Durant la Guerre froide, la Méditerranée est un théâtre stratégique de premier plan pour l’Union soviétique. Outre les membres du bloc de l’Est appartenant au pourtour méditerranéen, l’URSS a noué des liens idéologiques et stratégiques avec certains pays de la rive sud : l’Algérie, l’Egypte (jusqu’aux accords de Camp David, en 1979), mais surtout le régime baasiste syrien. Dans les années 1980, la relation privilégiée avec Damas s’est traduite par l’obtention d’un port d’attache dans la ville de Tartous en faveur de la 5e escadre. Seul point d’appui de Moscou au Moyen-Orient, le port syrien constitue alors un outil d’influence régionale pour le Kremlin et ouvre la voie à une pérennisation de sa présence dans la région.
La fin de la Guerre froide et le démantèlement du bloc de l’Est ont vu un net déclin de la Russie dans la zone. Sa passivité lors de la crise puis la première Guerre du Golfe (1990-1991) est symptomatique de ce reflux. Une ambition renouvelée en Méditerranée orientale se dessine néanmoins dans le cadre plus globale d’une réaffirmation de la grandeur de la « grande Russie ».
L’accession au pouvoir en 2000 de Vladimir Poutine a marqué la volonté de restaurer la grandeur révolue de la puissance russe. Cette stratégie globale de reconstruction de la Grande Russie s’accompagne d’une réaffirmation de la Russie en Méditerranée. Si elle n’a pas les moyens d’imposer son leadership dans la région, la Russie tente de s’implanter davantage sur le pourtour méditerranéen.
L’interventionnisme russe dans l’affaire syrienne ne se résume pas à une question d’alliance (avec le régime de Bachar al-Assad) ou de géostratégie. Elle revêt aussi une dimension interne et régionale pour la Russie. Il y a en effet chez Poutine la crainte de l’extension de la menace djihadiste dans les républiques musulmanes du Caucase, en Tchétchénie ou au Daguestan et dans ses zones d’influence en Asie Centrale (des groupes islamistes y sont déjà présents). C’est pourquoi les soulèvements des peuples arabes en 2011 ont d’abord été analysés par Poutine comme une menace sécuritaire/islamiste pour son propre pays.
Enfin, si les forces de Daech sont à l’origine- fait qui reste à confirmer- du crash de l’Airbus A321 de la compagnie russe Metrojet– causant 224 morts civils- dans le Sinaï (en Egypte), cet évènement viendrait rappeler de manière symbolique et cruelle le prix que la Russie devra payer pour réaffirmer sa puissance dans la région.
Voir Béligh Nabli, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Octobre 2015.