Dr Rim Belhassine-Cherif, directeur exécutif de développement des produits et services au sein de Tunisie Télécom revient, dans cette interview, sur l’impact des derniers changements du cadre réglementaire et sur l’avenir du secteur des télécommunications, décrit les principales nouveautés technologiques auxquelles les opérateurs tunisiens de télécommunications doivent s’adapter, s’arrête sur le climat de concurrence acharnée que connait le secteur et propose les solutions qui sont à même, selon elle, de maintenir son développement.
L’Economiste Maghrébin : Au vu des derniers changements dans le cadre réglementaire, comment voyez-vous l’avenir du secteur des télécommunications en Tunisie ?
Dr Rim Belhassine-Cherif : Nous estimons que les derniers changements dans le cadre réglementaire des télécommunications auront un impact positif sur ce secteur dans notre pays. Prenons l’exemple de la portabilité des numéros, qui sera opérationnelle très bientôt en Tunisie, elle vise essentiellement à rendre le marché plus compétitif et à renforcer la satisfaction des utilisateurs. Les clients bénéficieront également d’une réduction des prix, en plus d’une meilleure qualité de produits et services offerts. Concernant les opérateurs des télécommunications, la portabilité des numéros mobiles leur offre une opportunité de croissance, malgré la saturation du marché, et les incite à diversifier et à améliorer les produits et les services offerts aux clients.
Plus précisément, quel est l’impact de la portabilité des numéros sur les investissements et sur le Churn (migration des abonnés vers d’autres opérateurs) ?
Les investissements directs engendrés par la portabilité des numéros sont essentiellement relatifs à l’implémentation technique au niveau du réseau et à l’implémentation des processus internes de gestion de la portabilité.
Cependant, avec l’introduction de la portabilité des numéros, le taux du Churn sera plus important, la fidélisation des abonnés plus douteuse et la concurrence plus vive que jamais, ce qui a le potentiel de diminuer les marges bénéficiaires des opérateurs.
A cet effet, les opérateurs doivent faire une analyse plus profonde des causes du Churn et adopter de nouvelles stratégies pour la fidélisation de la clientèle. Ces stratégies ne doivent pas porter sur la réduction des prix uniquement, mais surtout sur l’amélioration de la qualité des services offerts et la proposition de services et fonctionnalités innovants aux clients, tout en supportant les investissements correspondants (coûts techniques, campagnes Marketing et publicités, etc.).
Quel est l’impact de la LTE sur la qualité de service ?
La LTE permet d’améliorer les performances d’une communication radio-mobile comparativement à la 3G, et ce, notamment en terme de débits de connexions (débits montant et descendant) ce qui ouvre les horizons pour le lancement de nouveaux services plus gourmands en débit. En effet, selon la norme 3GPP Release 8, qui a introduit la LTE pour la première fois, les performances de cette technologie incluent un débit descendant allant jusqu’à 300Mbps et un débit montant allant jusqu’à 75Mbps. La même norme indique que le temps de latence offert par la LTE est réduit à 10ms, ce qui favorise l’interactivité car la latence est un facteur de qualité important pour les services temps réels et les services M2M.
La technologie LTE est également optimisée pour la connectivité en déplacement et elle offre une meilleure efficacité spectrale pour une meilleure couverture réseau.
Pensez-vous qu’elle réalisera une pénétration rapide ?
Je pense que oui. En effet, les Tunisiens sont actuellement habitués aux services de connexion haut-débit mobiles grâce à la 3G, dont le taux de pénétration a évolué rapidement. Selon les « tableaux de bord Internet » réalisés par l’Instance Nationale des Télécommunications (INT) sur le marché tunisien, le taux de pénétration du Data Mobile a dépassé 55% en juillet 2015, contre 38.4% en juillet 2014 et 19.9 en août 2013.
A cet effet, et tenant compte des nouvelles exigences des clients mobiles en termes de débits et de qualité de services, en plus des opportunités de services et d’applications offertes par la LTE, je pense que la LTE aurait le potentiel de réaliser des taux de pénétration importants en Tunisie.
En fait, la technologie LTE garantit des débits importants pour les usages courants de l’Internet mobile, tels que le téléchargement de photos, d’album de musique ou l’accès aux vidéos en streaming. Elle offre également la possibilité aux professionnels de partager des fichiers volumineux et d’accéder aux applications de type Cloud. En terme de nouveaux usages, la LTE permet d’offrir des services de type jeu en réseau et vidéoconférence, avec la possibilité de voir des images et des vidéos en streaming avec une meilleure définition (HD).
Cela nécessite-t-il des investissements additionnels ?
En plus des frais d’attribution des bandes de fréquence, le déploiement de la LTE nécessite des investissements additionnels de la part des opérateurs des télécommunications. Ces investissements sont relatifs, d’une part aux nouvelles infrastructures, et d’autre part à la ré-exploitation des infrastructures existantes.
Les investissements des opérateurs dépendent aussi de la capacité d’accueil des infrastructures existantes ; ils doivent vérifier les équipements utilisés sur chaque site, la possibilité de négocier les contrats avec les propriétaires des sites utilisés comme les toits d’immeubles, la capacité des pylônes de subir une charge supplémentaire et la convenance du dimensionnement des infrastructures de Backhaul (notamment les faisceaux hertziens) pour la LTE.
Tout le monde s’accorde à dire que le Data est l’avenir des opérateurs. Partagez-vous cette opinion ?
Le Data sera bien l’avenir des opérateurs dans le monde. En effet, il y a une orientation claire du marché mobile mondial vers les services Data et ce, grâce à plusieurs facteurs, dont notamment :
- l’évolution des technologies cellulaires (LTE, LTE-Advanced, etc.) permettant une meilleure QoS (débit, latence, efficacité spectrale) et une expérience utilisateur, plus riche.
- l’augmentation phénoménale du nombre d’équipements connectés, dans le monde, qui a été estimée à environ 50 milliards en 2020 contre 5 milliards uniquement en 2010,
- la variété de ces équipements (Smartphones, tablettes, Laptop, Notebooks, TV, M2M, etc.) et l’amélioration de leurs performances et capacités (appareils photo intégrés à haute résolution, support de la 4G, intégration des capteurs, batteries d’autonomie plus élevée, etc.).
Dans un tel contexte, les opérateurs de télécommunications sont amenés à saisir les opportunités offertes et à proposer à leurs abonnés des services Data diversifiés et de qualité (tels que les services M2M, M-Health, M-Learning, M-Government, M-Payment, Location-based services, App. Store, Advertising, TV et VoD, etc.).
La migration vers la LTE impose-t-elle des défis sur les opérateurs de télécommunications ?
Lors de la migration vers la LTE, les opérateurs de télécommunications sont confrontés à plusieurs challenges d’ordre technique et économique. Parmi les challenges techniques, il y a la gestion des risques de la technologie, l’optimisation de l’utilisation du spectre et la maintenance de la qualité du réseau et des services durant la transition. Concernant les défis d’ordre économique, ils consistent en la gestion des dépenses, le contrôle des coûts de transport, le développement d’un écosystème de périphériques compatibles, etc.
Il est à noter également que la LTE, en tant que technologie, présente certains challenges pour les opérateurs et qui sont principalement relatifs à la difficulté du True Roaming (Roaming LTE-LTE) et la nécessité de trouver une solution adéquate pour l’acheminement de la voix, ce qui peut plutôt gêner les nouveaux entrants de la LTE, qui ne possèdent pas déjà un réseau 2G/3G opérationnel.
Quid de l’IP TV ?
Les opérateurs de télécommunications sont les premiers fournisseurs de l’IPTV, puisqu’ils sont les mieux placés avec leurs infrastructures de haut débit.
Les offres IPTV permettent aux opérateurs de maintenir et de renforcer leur base clientèle, puis d’augmenter le revenu moyen par foyer en fournissant des services et contenus additionnels tels que la TV en direct, la vidéo à la demande (VoD) et la télévision de rattrapage (catch-up TV).
La fourniture du service IPTV par les opérateurs leur permet également d’éviter la banalisation de leurs réseaux par des offres de contenus Over-the-Top. Les offres IPTV des opérateurs sont généralement sous la forme d’offres intégrées assemblant des terminaux d’abonnés (set-top-box), des contenus packagés et une tendance à l’intégration verticale.
On assiste à une bagarre de prix sur le mobile prépayé avec des prix de minute défiant toute logique et des offres promotionnelles qui durent dans le temps. Quelles sont les limites de cette concurrence ?
Les limites de la concurrence entre les opérateurs de télécommunications qui se manifeste par la guerre des prix ainsi que par le lancement des offres promotionnelles illimitées dans le temps, consistent essentiellement en une baisse des revenus des opérateurs, ce qui les oblige à adopter une approche très rigoureuse de l’allocation du capital, et engendre par conséquent la limitation des investissements.
Dans certains cas, la bagarre des prix peut mener à la disparition de l’un des concurrents, généralement celui le plus fragile financièrement, et qui n’est plus capable de supporter durablement la situation de pression à la baisse des prix.
Comment appréciez-vous le rôle du régulateur ?
Nous jugeons que le rôle de l’Instance Nationale des Télécommunications (INT) est très important dans la régulation du secteur des télécommunications en Tunisie, et ce, en participant au développement du secteur et en instaurant l’environnement favorable pour une concurrence saine et loyale entre les différents intervenants du secteur.
L’INT est également une instance d’arbitrage, qui veille à protéger les intérêts des opérateurs des télécommunications contre la concurrence déloyale relative à l’établissement et l’exploitation des réseaux et à la fourniture des services de télécommunications.
De plus, l’INT déploie des efforts considérables pour évaluer le niveau de la qualité de service et intervenir en cas de litiges entre les opérateurs sur les sujets de l’interconnexion, de dégroupage de la boucle locale, de la co-localisation physique et de l’utilisation commune des infrastructures et des services des télécommunications.
Quelles sont, d’après vous, les solutions pour maintenir le développement du secteur ?
Afin de maintenir le développement du secteur des télécommunications, l’élaboration d’un plan d’action national pour le développement du haut et très haut débit s’avère nécessaire en Tunisie, et ce, afin de généraliser l’accès aux services de télécommunications de haut et très haut débit à l’ensemble de la population. D’autres solutions peuvent être adaptées, telles que :
- l’incitation à l’investissement et le renforcement du marché national des télécommunications,
- le développement et la mise en œuvre de modèles relatifs à la mutualisation des infrastructures et ce, dans l’objectif de diversifier davantage les offres de services destinés à l’ensemble de la population,
- la mise à niveau du cadre juridique et légal afin qu’il soit adapté aux évolutions qui résultent de l’émergence de nouveaux services et acteurs du numérique et de la convergence des réseaux de télécommunications, de l’audiovisuel et de l’informatique,
- le développement des M-services, surtout dans le domaine des services bancaires et de l’enseignement,
- la diminution des tarifs des terminaisons fixes et mobiles,
- la consolidation de la lisibilité et la transparence des tarifs pour les consommateurs, et ce, à travers la révision des règles qui régissent les promotions.
Y a-t-il de la place pour de nouveaux opérateurs ?
Avec un taux de pénétration dépassant les 129% selon le « tableau de bord mobile » de l’INT du mois de juillet 2015, le marché de la téléphonie mobile en Tunisie est arrivé à une maturité et une saturation des ressources spectrales. Il n’y a donc plus de marge pour un quatrième opérateur mobile classique (MNO).
Les perspectives de développement pour les trois opérateurs qui se partagent le marché de la téléphonie mobile, se situent au niveau des VAS (services à valeur ajoutée), des offres DATA et de la mobilité.
Cependant, l’émergence des MVNOs sur le marché tunisien pourra être bénéfique pour stimuler plus de dynamique et d’innovation en termes de services. En effet, les MVNOs contribueront au développement du marché des services mobiles et participeront à la création de la valeur ajoutée, vu qu’ils proposent généralement de nouveaux services innovants et attractifs. De plus, les MVNOs permettent d’optimiser et de rentabiliser le spectre radio utilisé par les opérateurs, en visant des utilisateurs ayant des profils bien spécifiques