Un pays à ce point imprévisible, inconséquent, qui ne s’assume pas ou presque, a-t-il réellement un avenir ? Trêve de discours incantatoires. La République, dont on nous parle et dont on nous vante les mérites, n’existe que dans l’imaginaire des politiques. On vit d’illusions, de nostalgie du passé, fût-il récent. On s’enferme dans des schémas et des visions surannés et on se barricade derrière des idéologies obsolètes et dévastatrices.
On ne parle du futur que pour escamoter le présent, le fuir et se dérober de ce qu’il a de plus contraignant. Nulle trace de vision digne de ce nom et peu de conviction, moins encore de détermination chez les politiques qui écument la scène nationale. Rien, sinon très peu de chose, au regard de la déshérence économique, de la déliquescence financière et de la dislocation du tissu social du pays ne nous prépare à des lendemains meilleurs.
La croissance, le développement durable, l’investissement, l’emploi, le recul du chômage, de la pauvreté, des inégalités sociales et régionales ne se décrètent pas. Il faut en prendre l’engagement et se donner les moyens d’y parvenir : l’essentiel n’est pas de le dire face à l’impuissance de s’attaquer aux corporatismes, aux intérêts catégoriels, aux archaïsmes sociaux, aux zones de non-droit, au conservatisme, aux forces les plus rétrogrades et aux tenants de l’immobilisme. Ironie de l’Histoire ! On célèbre aujourd’hui avec faste le Prix Nobel de la Paix qui couronne – au-delà du quartet – le seul examen de passage démocratique de la région, à l’instant même où la paix sociale et politique n’a jamais été aussi ébranlée.
Les partis politiques s’étripent. Les craquements et les lignes de fracture résonnent de l’intérieur, provoquant scission, désunion et guerre de positions au sein des états-majors peu aptes pour la fonction. Les partis politiques, qui sont à la démocratie ce que le sang est au corps humain, sont devenus le champ clos de rivalités, de luttes fratricides et de guerres déclarées, au mépris de la morale politique et des valeurs républicaines. Et quand les vents de la discorde soufflent à n’en pas finir sur la principale formation politique du pays, à qui nous devons l’architecture du gouvernement actuel, on est saisi de peur et d’effroi. L’onde de choc déstabilise, quoiqu’on dise, et met à mal l’action du gouvernement qui n’a pas besoin de ces nuisances pour pâtir de ses propres fissures et dysfonctionnements.
Les marchés ne s’y sont pas trompés. La Bourse de Tunis vit ses plus mauvais jours : ses valeurs sont en berne. L’investissement, avec ou sans code, sans cesse remisé, n’ira pas loin quand il ne régresse pas. Le moral des chefs d’entreprise est au plus bas. La marche du pays est suspendue – drôle de régulation – aux convulsions de Nida Tounes, arrivé en tête des élections…pour ne pas gouverner, en dépit d’un incroyable appétit pour le pouvoir. Le gouvernement n’est pas non plus exempt de reproche. L’autorité de l’Etat – en dehors de la lutte contre le terrorisme– est peu perceptible quand elle se manifeste.
La fronde orchestrée autour de la mosquée Sidi Lakhmi à Sfax, autant que les arrêts à répétition de la production dans les unités du Groupe Chimique prennent une tournure tragique et écornent l’autorité de l’Etat. Il faut, à l’évidence, un tout autre climat social, assumé et plus apaisé, pour restaurer la confiance des investisseurs et des chefs d’entreprise. Dans un cas comme dans l’autre, l’Etat est dans son rôle ; il dispose des moyens légaux pour faire respecter la loi. Sans quoi, il ne pourrait conduire le changement et le redressement de l’économie, ainsi qu’il le proclame.
La Tunisie s’enfonce inexorablement dans le déclin, sans que cela n’atténue les revendications, les protestations, voire la désobéissance civile on ne peut plus injustifiées. L’UGTT, célébrée de partout et dont on vante les mérites, n’y va pas par le dos de la cuillère. Tout et tout de suite, quand bien même une telle posture mettra à genoux, sinon réduira à néant, nos entreprises. Elle s’insurge contre l’idée même de gagner plus en travaillant plus. Elle a une toute autre conception du partage de la valeur ajoutée : plus de salaires, moins de travail et moins de productivité.
Le secteur public qu’elle contrôle et régente en fait la triste démonstration. Moins de journées de travail, moins d’heures travaillées, en deçà même des normes européennes, moins d’intensité et de qualité dans le travail et des augmentations de salaires en cascade jusqu’à l’horizon 2017 ! La part des salaires dans la fonction publique culmine à près de 44% du budget de l’Etat et à plus de 13 % du PIB. Du jamais vu. De quoi plomber pour toujours l’investissement public, si nécessaire pour amorcer la pompe de l’investissement privé.
L’UTICA, pour sa part, ne peut faire moins que l’Etat, sans qu’on lui fasse assumer la responsabilité du désordre social et de la régression économique. Au final, ce sont les entreprises et l’emploi, si rares tous deux dans le pays, qui trinqueront. L’Administration, victime expiatoire qui n’a pas encore pansé ses plaies, écorchée à vif, s’en tient au service minimum pour ne pas s’exposer, échaudée qu’elle est, au feu roulant des manoeuvres des uns et des autres.
Ainsi va le pays qui recule partout, faute d’avancer et d’anticiper. Il est en chute libre en termes de compétitivité dans le classement établi par le Forum économique de Davos. Il fait piètre figure à la lecture du rapport de la BM, « Doing Business », conçu à cet effet. Les agences de notation n’en pensent pas mieux. Alors, à quoi bon dans ces conditions s’évertuer à vouloir réunir investisseurs étrangers et bailleurs de fonds ? Pour quoi faire ? Rien de ce qui plombe aujourd’hui l’économie du pays ne leur échappe. Ce genre de manifestation pourrait même tourner à l’humiliation, faute d’un cadre institutionnel adéquat et d’un climat d’affaires approprié.
Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Comment se fait-il qu’on soit passé à côté d’une formidable promesse portée par l’avancée démocratique de décembre-janvier 2011 ? Le pays a été desservi par les politiques qui prétendaient le servir par incapacité, ou pour d’autres mobiles non avoués. L’explosion des libertés, comme le pays n’en a jamais connue pendant près de cinq décennies, a fait le reste : elle a jeté une épaisse couverture sur toute forme de devoirs et obligations. Dans ces débordements sans fin, l’intérêt général a sombré dans les méandres d’intérêts catégoriels. On demande tout à l’Etat et aux entreprises, sans rien concéder en échange. L’ennui est que les autorités qui se sont succédé au pouvoir se sont laissé inscrire dans cette dérive de l’Etat providence, par calcul ou par faiblesse, sans rien exiger en retour : augmentation de salaires, recrutements abusifs, réduction du temps de travail, allocation de chômage, suppression du travail intérimaire dans la fonction publique au risque d’alourdir au-delà du supportable les charges d’exploitation,…
Pendant cinq ans, le pays, en nette régression économique, a vécu bien plus que ses moyens ne le lui permettaient. La vérité est qu’on ne peut, sur une toute aussi longue période, dépenser plus qu’on ne se dépense, sans prendre le chemin de la banqueroute. On s’en approche à pas rapides : les déficits jumeaux explosent, l’endettement extérieur n’est pas loin de son seuil d’insoutenabilité, il progresse à deux chiffres, sans que l’investissement, qui génère des revenus, ne monte d’un cran. Tout pour la consommation, sans se soucier de notre capacité future de rembourser les crédits.
Plus on monte dans l’échelle des satisfactions immédiates, plus on sombre dans les ténèbres des déficits et des crises économiques et financières dont on a déjà un avant-goût, avec une prévision de croissance proche de zéro. De la récession à la dépression, il y a peu, surtout qu’il nous faudrait faire face, dès 2017, au remboursement – hors de portée – des crédits. Le paradoxe, le comble dirions-nous, est que ces déficits – y compris l’envolée de la dette extérieure qui sera à la charge des générations futures – n’auront servi qu’à élargir le fossé et la fracture sociale et régionale, aggraver le chômage, l’insécurité, les frustrations et l’absence de véritables perspectives de développement pour les jeunes diplômés.
Nous sommes tombés si bas dans l’échelle de la croissance, nous avons tellement laissé se détériorer et se dégrader nos fondamentaux économiques et sociaux pour nous autoriser d’espérer un sursaut et une velléité de reprise et de redressement national. Il faut, à tout prix, atténuer le poids de l’endettement et des déficits publics et retrouver les chemins vertueux d’un développement rapide et durable. Pour l’heure, on ne voit rien se dessiner, si ce n’est les signes d’une croissance atone et une plus grande crainte des lendemains. Qu’on voudrait conjurer en recourant encore et toujours à l’endettement extérieur, alors que notre crédibilité financière est entamée.
Notre « signature » n’est plus ce qu’elle était du temps où l’on arborait le grade investissement. Aux yeux des agences de notation, nous faisons désormais partie de la zone des pays à risque ; « spéculatif » pour reprendre leur terminologie. Autant dire que l’accès au crédit sera plus difficile et plus cher, sans que l’on puisse pour l’heure s’en passer. C’est même, en l’état de notre économie et de notre situation financière, une nécessité pour pouvoir actionner nos leviers de développement. L’ennui est que le recours au financement extérieur est fortement décrié par ceux-là mêmes qui refusent de s’impliquer davantage dans le processus de création de richesses et de consentir le moindre sacrifice en reportant, ne fût-ce que momentanément, leurs revendications.
Et quand, en lieu et place de l’endettement, on évoque le scénario de privatisation voire de partenariat public-privé (PPP), leurs opposition et refus sont encore plus virulents. Ils y voient une atteinte à la souveraineté nationale, qui dépend en réalité davantage de notre aptitude au travail et aux capacités d’adaptation de nos entreprises que du recours au financement extérieur, quand il sert à financer l’investissement.
Le pays dérive dangereusement vers une situation qui rappelle celle de la Grèce, mais sans le soutien financier de la zone Euro. Seule solution : il faut impérativement choisir, avant qu’il ne soit trop tard, entre travailler, emprunter à coûts croissants et/ou vendre les bijoux de famille. Il n’y a pas d’autres choix possibles. A cette précision près que sans le travail, on ne fera que différer l’échéance d’un dépôt de bilan. Seul un sursaut national peut nous éviter le déclin économique et la faillite financière. Il n’y a aucune fatalité à l’échec, mais l’échec n’est jamais exclu.