Laura Baeza, chef de la Délégation de l’Union européenne , depuis trois ans, en Tunisie, n’est pas satisfaite de l’accueil réservé par les médias et certaines sphères officielles à l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) entre la Tunisie et l’Union européenne. Elle ne se contente pas de le penser comme le veut la discrétion diplomatique, elle le dit haut et fort. Le non-dit de la franchise qui tranche avec le politiquement correct.
Depuis le lancement officiel des négociations de cet accord, un certain 13 novembre 2015, la diplomate européenne a eu à s’exprimer sur ce sujet en termes peu diplomates , au cours de deux rencontres , une première fois à l’occasion du colloque organisé par le Centre d’études et de recherche économique et sociales (Ceres) sur le thème « L’Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi Tunisie-UE» et une seconde fois, le 13 novembre , au cours d’un séminaire, organisé par les Chambres mixtes de commerce et d’industrie de France, d’Allemagne, d’Italie et de Grande-Bretagne.
Les médias ont traité l’Aleca sous un angle idéologique
Lors de la rencontre avec les chercheurs du Céres, Laura Baeza n’est pas allée par quatre chemins. En effet, elle n’a pas ménagé les médias : « La présentation et la perception de l’ALECA telles que véhiculées par les médias tunisiens restent encore plutôt généralistes et idéologiques, et très peu – au moins pour le moment- basées sur des faits », a-t-elle déploré avant d’ajouter : «Les médias sont souvent beaucoup plus critiques sur cet accord que la société civile, avec laquelle nous sommes en étroit contact et qui –elle- nous semble plutôt constructive, même si bien évidemment elle nous a fait part de ses appréhensions et critiques ».
Laura Baeza s’est plainte aussi du peu de coopération de certaines sphères officielles, plus précisément du département de l’agriculture qui aurait traîné les pieds avant de discuter avec les Européens sur les perspectives de développement du secteur.
Elle a révélé qu’en ce qui concerne le dossier agricole, elle avait pu discuter, dialoguer et coopérer avec tous les organismes tunisiens sauf un : le ministère de l’Agriculture. Elle a ajouté qu’ « elle avait discuté avec 4 ou 5 ministres pour mettre en place une stratégie de développement du secteur agricole et qu’à ce jour elle n’y est pas parvenue ».
Toujours à propos du secteur agricole dont les Tunisiens craignent, particulièrement, la libéralisation, elle a souligné « que l’Union européenne est bien consciente de la sensibilité de certains secteurs de l’économie tunisienne, notamment l’agriculture. C’est pour cela que nous avons accepté dès le départ les principes de progressivité et d’asymétrie en faveur de la Tunisie, qui par ailleurs ne représente pas un marché de grande taille pour nous, et qui ne fait donc pas peur à l’opinion publique européenne ».
Décryptage : si le marché tunisien est insignifiant pour l’Union européenne, pourquoi l’UE s’acharne-t-elle à pousser la Tunisie à conclure un accord de libre-échange dont on ne dit pas hélas tout ?
L’Aleca, une sous-composante d’une nouvelle vague de libéralisation des échanges
Et si les médias tunisiens ont traité l’Aleca comme le dit Laura Baeza « sous un angle idéologique » et généraliste, nous lui rappelons qu’elle même obéit à des consignes idéologiques ultra libérales.
Est-il besoin de lui rappeler que la Commission européenne dont elle relève directement négocie actuellement d’importants accords d’échanges ultralibéraux tels que le Grand marché transatlantique (GMT) négocié avec les Etats-Unis, l’Accord économique et commercial global (CETA) négocié et signé en septembre 2014 avec le Canada, l’Accord sur le commerce des services (ACS) discuté dans le secret avec une cinquantaine d’Etats et l’Accord de partenariat transpacifique (APT) .
C’est pourquoi, en prévision de cette nouvelle vague de libéralisation des échanges qui consacrerait le diktat des multinationales et la fin des souverainetés nationales, les médias tunisiens, relativement libres depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, sont en droit d’informer leur opinion publique des risques de déstructuration totale que pourrait faire encourir l’Aleca au reste des activités économiques.
Car, les médias sont persuadés que l’Aleca ne serait en fait qu’une sous-composante des accords de libre-échange précités, voire une issue de secours pour les entreprises européennes qui ne pourraient pas tenir la concurrence internationale dans le cadre de cette nouvelle déferlante libre échangiste. Il s’agit en quelque sorte d’assurer les arrières des entreprises fragiles.
Les Tunisiens ont encore à l’esprit l’Accord d’association de 1995
Les médias tunisiens sont aussi en droit de tirer les enseignements des circonstances scandaleuses dans lesquelles a été conclu, en 1995, l’Accord d’Association avec l’Union européenne et son corollaire, la mise en place d’une zone de libre-échange pour les produits manufacturés.
Pour mémoire, cet accord, qui a fait miroiter aux Tunisiens des valeurs comme le codéveloppement et la co-propsérité, a été un échec pour trois raisons principales. Il a été conclu unilatéralement par le président de l’époque sans aucune concertation avec aucune institution nationale et en l’absence totale des médias et de la société civile. Il a été axé sur le volet commercial. Et enfin, il n’a pas été d’un apport visible pour le commun des Tunisiens.
Résultat : cet accord signé dans la précipitation et conformément à un rapport de force déséquilibré, s’est traduit, en dépit d’un accompagnement dérisoire, le fameux programme de mise à niveau (200Millions d’euros environ), par la disparition d’une grande partie des entreprises du secteur manufacturier, par l’augmentation inéluctable des importations non compensées par une augmentation proportionnelle des exportations, d’où une dégradation de la balance commerciale et par la perte d’une part non négligeable des droits et taxes à l’importation, qui constituent près de 18% des recettes fiscales tunisiennes, ce qui a créé un manque à gagner important pour le budget tunisien…
Cela pour dire que l’Aleca n’est pas un accord d’intégration et comme disait l’ancien commissaire européen Romano Prodi, il permet de tout partager sauf les institutions. Cet éventuel accord commercial demeure a priori un accord à haut risque pour la Tunisie et son adoption risque d’être difficile, très difficile même. L’ère où prévalait la formule : « silence , on négocie pour vous » est bel et bien révolue, et ce, quelles que soient les alliances que l’Union européenne pourrait entretenir avec des libéraux au pouvoir.
D’ailleurs, en attendant la feuille de route que va fournir la Commission européenne aux autorités tunisiennes sur cet accord et au regard de cette réaction négative à l’Aleca, Laura Baeza a parfaitement raison de dire que « l’appellation même de l’ALECA – Accord de Libre Echange Complet et Approfondi – est probablement à l’origine de plusieurs malentendus. Nous réfléchissons avec les autorités tunisiennes sur une nouvelle appellation de cet accord, qui puisse mieux refléter ses vrais objectifs et ambitions ». Dont acte.