L’entreprise est avant tout une entité de création de valeur plus qu’ une communauté de travail aux yeux des dirigeants et des managers, c’est pourquoi le principe de démocratie sociale n’est pas toujours apprécié. Ceci est d’autant plus prégnant en Tunisie, où le dialogue social s’est structuré au fil des années autour d’un enchevêtrement d’idées, d’événements historiques, d’anciens accords qui ont favorisé des situations d’affrontement et d’opposition. De ces situations, est née la méfiance réciproque entre les acteurs qui explique la nature profondément conflictuelle du dialogue social tunisien.
Après la révolution, les relations entre salariés et managers sont de plus en plus conflictuelles rendant difficile, voire impossible le dialogue social.
Bien que le dialogue social soit au cœur des enjeux de la performance économique et sociale des entreprises, l’inadaptation du modèle tunisien se fait chaque jour plus pressante au fur et à mesure que les risques se multiplient pour les entreprises qui en sont victimes. Comprendre et analyser l’histoire et la culture des relations sociales tunisiennes, c’est se donner les moyens de mieux comprendre les caractéristiques actuelles des rapports sociaux, pour ensuite envisager la façon de faire évoluer notre modèle afin d’éviter les menaces qui pèsent sur nos entreprises.
La méfiance et le conflit relationnel, … la spécificité du dialogue social tunisien
Le dialogue social a été toujours une affaire d’hommes. Typiquement tunisien, il s’opère essentiellement sur un mode relationnel qui oscille entre la méfiance et la confiance. Mais pour des raisons historiques, culturelles, organisationnelles et structurelles, les acteurs du dialogue social tunisien dans l’entreprise ont toujours tendance à entretenir de mauvaises relations, fondées sur la méfiance, et à partir de là, à privilégier l’opposition, le conflit et l’affrontement bloquant toute possibilité d’avoir un dialogue social efficace et créateur de valeur.
En sciences humaines, le conflit est généralement abordé dans sa dimension sociale et collective et non dans sa dimension interpersonnelle et psychologique. Pourtant, ce que l’on peut constater en Tunisie amène à mettre en évidence que c’est bien bel et bien le conflit dans sa dimension interpersonnelle qui caractérise notre manière de mener le dialogue social et explique son inefficacité.
Eu égard à sa dimension interpersonnelle, le conflit relationnel contient un processus de communication caractérisé par la négociation d’un rapport de place, des enjeux identitaires, des formes d’engagement, des stratégies, des effets relationnels, etc., que nous retrouvons dans le dialogue social tel qu’il s’exprime dans les entreprises tunisiennes.
Ce diagnostic se révèle malheureusement exact dans le contexte tunisien où on retrouve souvent des postures avec des arguments exagérés et irresponsables, tels que : côté syndicat, »La Direction est lâche », »La Direction veut écraser les travailleurs », »Vous êtes des irresponsables », »Vous êtes incompétents », »Vous avez volé l’argent des travailleurs », »Nous allons faire grève » ou à l’inverse, du côté Direction, »Si vous continuez à tenir ces propos, nous allons fermer l’usine » ou »Avec vos revendications, vous allez mettre la société par terre ».
Un héritage historique et culturel est à l’origine des relations conflictuelles du dialogue social tunisien
Malheureusement, et nous l’observons surtout après la révolution, la culture d’opposition domine en Tunisie. Cette culture est présente à tous les niveaux : au niveau du syndicalisme comme au niveau du management. Elle est le fruit d’une longue histoire qui a modelé progressivement les relations sociales tunisiennes dans le sens d’une lutte des classes et de pouvoirs. Nous analyserons successivement les causes historiques et culturelles liées aux acteurs syndicaux et celles liées au management pour mieux comprendre la spécificité du dialogue social tunisien.
Les causes …
En Tunisie, l’idéologie de la lutte des classes domine fortement les relations sociales. Cette idéologie soutient un conflit fondamental entre les apporteurs de capitaux et les apporteurs de force de travail. Cette tradition d’opposition des acteurs syndicaux se trouve aujourd’hui renforcée par une réalité nouvelle parue après le 14 Janvier 2011 : la crise de légitimité dont souffre le syndicalisme, qui trouve son origine dans des facteurs endogènes et exogènes et aboutit à une perte d’influence des instances représentatives du personnel à l’origine de pratiques néfastes et toxiques en ultime geste désespéré pour retrouver du pouvoir.
La culture d’opposition des syndicalistes
Le syndicalisme tunisien souffre de nos jours d’un manquement à l’étihique de la représentativité et d’un manque »camouflé » de légitimité accentuée par une pluralité auto-destructive. Il ne parvient plus à encadrer ses adhérents et à répondre à leurs préoccupations ni à comprendre et prendre en compte les orientations stratégiques de l’entreprise et du pays. Cette crise ne fait que renforcer la tradition d’opposition qui les anime puisqu’au fond, ils ne se sentent pas reconnus et souffrent de leur baisse d’influence mais se trouvent emportés et entraînés par le fléau, par peur de ne plus dominer le terrain.
La culture d’opposition du syndicalisme tunisien se manifeste également au travers de ses conflits sociaux qui marquent les esprits par quelques caractéristiques propres énumérées comme suit :
Les litiges sont fréquents dans certains services publics comme l’éducation nationale, la santé publique ou le transport. Ils sont immédiatement visibles et fortement médiatisés, et sont souvent considérés comme de »véritables prises d’otage de la population ».
La grève et le conflit sont élevés au rang d’outils de progrès social par les syndicats et dans l’opinion publique.
La dramaturgie du conflit social marque le jeu social : la menace du conflit est souvent brandie par les acteurs syndicaux sans forcément être suivie d’action. L’affrontement verbal est la règle quel que soit le sujet et la suspicion est omniprésente.
L’histoire du syndicalisme tunisien est marquée par des cycles conflictuels récurrents.
Les militants syndicaux croient davantage au conflit qu’à la négociation, qu’ils considèrent comme suspecte.
… La culture d’opposition du syndicalisme : la négociation de positions ou la guerre de positions, …
Dans une négociation de positions, chaque camp cherche à obtenir le plus possible de l’autre, sans rechercher de solution équilibrée et sans aucune considération à la pérennité de l’entreprise (de part et d’autre). La négociation gravite toujours autour d’un rapport de force et fait l’objet d’une véritable mise en scène qui peut prendre plusieurs formes : dramatisation, accusation, moralisation, domination, procès d’intention, harcèlement verbal, monopolisation de la parole, déclarations maximalistes et idéologiques, attaques personnelles, intimidation, … . Elle se déroule généralement en deux phases.
La première phase est la phase d’affrontement : chacune des parties s’observent, intensifie ses intentions pour se garder un maximum de réserves lors des concessions futures et tente d’affaiblir l’adversaire. Les techniques utilisées dans cette phase gravitent autour de ce qui suit :
– Desserrer les contraintes que fait peser l’adversaire en examinant la faisabilité de toute autre solution ne passant pas par la négociation ;
– Répéter inlassablement sa vision du problème pour emmener l’adversaire sur son terrain ;
– Jouer délibérément sur les mots, les incompréhensions, le décalage entre les perceptions des uns et des autres afin d’obtenir des consentements en trompe-l’oeil ;
Faire jouer la contrainte du temps en mettant l’adversaire sous pression, réellement ou psychologiquement, par des échéances qui risquent de détériorer sa position ou d’entraîner des conséquences fâcheuses pour lui ;
– Interrompre ou suspendre délibérément la négociation et spéculer sur la pression croissante de l’urgence pour forcer la décision et favoriser l’évolution d’une position ou pour permettre, dans le cadre d’un conflit, aux partisans du compromis de l’emporter ;
– Gagner du temps, dans l’attente d’un rapport de force plus favorable, et épuiser psychologiquement l’adversaire.
La deuxième phase correspond à la recherche d’un terrain d’entente qui souvent est difficile à obtenir et résulte souvent d’une usure des parties fatiguées. Cette situation est davantage considérée comme un échec, un renoncement, que comme un véritable souhait de compromis. Le compromis final obtenu est rarement satisfaisant et stable dans le temps car il ne prend pas réellement en compte les intérêts de chacun : on parle d’accord »donnant-donnant » par opposition aux accords »gagnant-gagnant ». L’attitude des parties dans le cadre de la négociation de position peut être décrite comme suit :
– L’organisation syndicale place la barre haute tandis que la direction de l’entreprise s’engage a minima ;
– L’organisation syndicale est tentée par la surenchère de leurs affiliés et alimentée par les autres organisations syndicales adversaires ;
– Les représentants syndicaux s’attachent à leurs revendications, amplifient l’écart entre leurs demandes et les propositions de la direction et dénoncent le refus de la direction de négocier ;
– Les séances de négociation sont caractérisées par des déclarations de principe et par des affrontements verbaux. Les concessions sont rares et les menaces de rupture peuvent intervenir à tout moment ;
– Dans ce type de négociation, la tendance va souvent à la fermeté, à la capacité à camper longtemps sur les mêmes positions et à les réaffirmer indéfiniment. La moindre concession peut être interprétée comme un signe de faiblesse ;
– Au fil des séances, la direction de l’entreprise fait beaucoup de concessions tandis que les syndicats dénoncent un simulacre de négociation en attendant les circonstances favorables où ils pourront faire jouer leur rapport de force.
Les acteurs syndicaux, de par leur culture d’opposition, contribuent donc à entretenir un climat de méfiance propice au développement d’une conflictualité de nature relationnelle dans le dialogue social en Tunisie. Les positionnements et stratégies de ces acteurs rappellent d’ailleurs les réactions déstructurantes et les stratégies offensives qui caractérisent le processus du conflit relationnel. Autrement dit, au-delà d’en être une cause, les acteurs syndicaux portent en eux le conflit relationnel. Cette culture oppositionnelle trouve son origine dans l’histoire du syndicalisme et dans notre culture.
Le dialogue social ‘’à la Tunisienne’’ : un labyrinthe de méfiance et de rapports conflictuels
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