Il y a seulement quelques semaines, le président turc Erdogan était en visite à Moscou. Accueilli par son homologue russe Vladimir Poutine, les deux hommes échangeaient sourires et poignées de main face aux photographes et cameramen. Les discussions n’ont pas porté que sur la politique, la stratégie et la Syrie. Elles ont porté aussi et surtout sur l’économie.
La Russie est un partenaire de poids pour l’économie turque. Les échanges se chiffrent en milliards de dollars. 50% du gaz consommé par les Turcs sont fournis par la Russie et quelque cinq millions de touristes russes se rendent chaque année en Turquie. Deux pays ayant de si grands intérêts communs doivent en toute logique établir des relations privilégiées, les entretenir et les développer constamment. Mais Erdogan a une autre idée sur la manière de promouvoir les relations privilégiées avec son partenaire économique : abattre de sang froid un bombardier russe sous le prétexte qu’il est entré pendant 17 secondes dans l’espace aérien turc…
Que fait le bombardier russe dans la région? Il bombarde des terroristes qui menacent le monde entier. Il bombarde ceux-là mêmes qui, il y a quelques mois, ont envoyé des kamikazes se faire exploser en Turquie, faisant une centaine de morts parmi des citoyens turcs. Il bombarde le terrorisme que le président turc et ses amis de l’Otan se disent déterminés et mobilisés pour en finir et en nettoyer le monde. Mais Erdogan a une autre idée sur la manière d’éradiquer le terrorisme : abattre de sang froid le bombardier qui bombarde les terroristes…
Maintenant posons-nous la question pourquoi le premier responsable turc a-t-il pris la folle décision d’abattre un avion qui ne représente absolument aucune menace pour son pays? Le président américain n’a rien trouvé de mieux à dire que la Turquie a le droit de défendre ses frontières. Contre qui? Contre quoi? Quelle menace pose l’aviation russe pour la Turquie? Aucune.
En fait, la consternante décision d’Erdogan ne peut s’expliquer que par une chose : la profonde frustration qui le ronge et qu’il ne peut maîtriser au point qu’elle le pousse à prendre les décisions les plus irréfléchies et les plus dommageables pour les intérêts de son pays et de son peuple.
Pourquoi Erdogan est-il si frustré? En mars 2011, dès le déclenchement des premières manifestations contre Bachar al Assad, le président de la Turquie et du parti islamiste AKP avait estimé que le temps éait venu enfin pour que son pays réalise un grand coup stratégique en se débarrassant du régime de son voisin du sud, récalcitrant, pro-iranien et pro-russe, et de le remplacer par un régime plus accommodant qui renverserait les alliances du pays en faveur de la Turquie et des pays de l’Otan.
C’est ainsi qu’Erdogan n’hésita pas un instant à accueillir, financer et entraîner, avec ses alliés saoudiens et qataris, les combattants de l’armée libre de Syrie qui se sont révélés trop faibles et incapables de réaliser le rêve de leur bienfaiteur.
Quand Annusra et l’Etat islamique sont entrés dans la danse, Erdogan et ses alliés de la région n’hésitèrent pas un instant à parier sur ces combattants aguerris et en mesure de renverser le régime syrien, même s’ils faisaient preuve d’une incroyable sauvagerie. Et effectivement, grâce à l’aide militaire, financière et logistique offerte généreusement par le trio turco-saoudo-qatari, les terroristes de ces deux ramifications d’Al Qaida ont pu gagner du terrain, conquérir des territoires, arriver jusqu’aux banlieues de Damas et menacer le régime syrien.
La sauvagerie de ces coupeurs de têtes n’a pas dissuadé Erdogan et ses alliés qui continuaient à encourager le déferlement de combattants de tous pays et de tout acabit à travers la frontière turco-syrienne. Car pour eux, le diable en personne est préférable à Bachar al Assad.
L’été dernier, les terroristes d’Annusra et de l’Etat islamique gagnaient de plus en plus de terrain et multipliaient les victoires contre une armée syrienne sur la défensive. Et ces victoires étaient d’autant plus surprenantes que, depuis des mois, les Etats-Unis et leurs alliés « bombardaient » les cibles terroristes…
Le rêve d’Erdogan n’était plus très loin de se réaliser quand Poutine frappa sur la table, se retroussa les manches et décida de prendre lui-même les choses en main.
Les premiers bombardements russes commencèrent fin septembre et les résultats n’ont pas mis longtemps à se faire sentir. En quelques semaines, le rapport de forces sur le terrain s’est inversé. Désormais, ce sont les terroristes qui se trouvent sur la défensive et le régime syrien qui reprend progressivement le terrain perdu. Les coups assénés par l’aviation russe étaient si dévastateurs que les terroristes, la mort dans l’âme, planifiaient la destruction en plein vol d’un avion civil russe transportant 224 touristes de Charm el Cheikh à Saint Petersbourg.
L’intervention militaire russe a mis à nu la guerre factice que menaient les Etats-Unis et leurs alliés contre les groupes terroristes en Syrie. Et, en mettant ceux-ci sur la défensive, elle a transformé le rêve d’Erdogan en cauchemar. Le cauchemar de voir le régime syrien de nouveau sur pied, solide et capable de se défendre. Le cauchemar de voir son pire ennemi le narguer et se dresser toujours en obstacle infranchissable, empêchant la concrétisation des calculs stratégiques des islamistes turcs.
Il n’est pas facile pour Erdogan, un homme consumé par l’ambition, de voir son rêve enterré sous les bombes des bombardiers russes. D’où son immense frustration et son ardent désir de vengeance qui lui ont fait perdre tout sens de la mesure et tout sens de la responsabilité. C’est dans cet état d’intense bouillonnement psychique qu’Erdogan a donné l’ordre d’abattre un avion qui vole à 1700 kilomètres /heure et qui n’est pas resté plus de 17 secondes dans l’espace aérien turc, dans lequel il entra sans doute par inadvertance.