Sommes-nous sur la route vers la démocratie ? De quel élan démocratique peut-on s’inspirer ? Peut-on parler de réforme dans le domaine de la sécurité? Des sujets auxquels nous sommes amenés à réfléchir ensemble. Tels sont les thèmes des travaux de recherche que le Labo’ Démocratique a effectués durant les quatre dernières années. Rencontrée à cette occasion, Farah Hached, la présidente de l’association “ Labo’ Démocratique”, nous livre son point de vue sur différents sujets. Interview:
leconomistemaghrebin.com : Comment définir le « Labo’ Démocratique »?
Farah Hached : Le Labo’ Démocratique est une association à but non lucratif à caractère scientifique, une sorte de think tank. C’est un incitateur d’idées, où on réfléchit ensemble à des propositions et des axes de réforme, où on redéfinit des concepts concernant la démocratie aujourd’hui, entre autres. Le Labo’ Démocratique a cinq programmes, à savoir : culture démocratique, gouvernance, sécurité et justice, développement économique et justice sociale, et relations internationales.
Comment l’idée vous est-elle venue de créer ce think-tank tout juste après le 14 janvier ?
La première idée consistait à faire des travaux de recherche sur la question du cadre juridique et des archives de la police politique. Juste après le départ de Ben Ali, on s’est posé la question qu’en est-il après? Comment faire pour que les mécanismes de surveillance du régime autoritaire ne soient pas instrumentalisés par les nouveaux dirigeants, quels qu’ils soient ? Et à partir de là, on a commencé à faire des recherches, pour mieux comprendre comment fonctionnent les institutions en charge des dossiers.
Nous avons remarqué que les pays qui ont connu des révolutions mais qui n’ont pas fait de réformes dans le secteur de la sécurité et du renseignement, qui n’ont pas mis en place un cadre juridique pour les archives du passé, redeviennent des régimes autoritaires, comme c’est les cas de l’Iran et de la Russie.
Prenons l’exemple de l’Iran qui a connu une vraie révolution. En Iran, les nouveaux dirigeants ont changé le nom des services de sécurité et de la police politique du Shah et ont remplacé quelques directeurs mais ils n’ont pas touché au système de fonctionnement de ces services. Il faut savoir qu’à l’époque, la gauche était en pleine révolution, ce n’était pas une révolution islamique au début. Elle l’est devenue plus tard. Quelques années après la révolution iranienne, les services de sécurité et de renseignement iraniens ont repris les « bonnes vielles habitudes » et l’Iran d’aujourd’hui reste un pays avec un système politique assez fermé où on impose aux gens comment réfléchir, comment être, comment s’habiller, aucune liberté d’expression.
Pour le cas de la Tunisie, pensez-vous qu’on est sur la bonne voie vers la démocratie ?
Je pense que nous nous trouvons à la croisée des chemins. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Cependant si on ne réagit pas maintenant, à savoir si on ne met pas en œuvre les réformes nécessaires pour ce secteur de la sécurité et du renseignement, nous risquons d’assister au phénomène qu’ont vécu les pays que je viens de citer. Si on ne réforme pas tout de suite, il y a le risque que ces institutions redeviennent ce qu’elles étaient. Mais après mon entrevue avec le ministre de l’Intérieur, j’ai l’impression qu’il y a une véritable ouverture aux réformes. Maintenant, il faut passer du discours et des réflexions à la vitesse supérieure, c’est-à-dire la mise en place des réformes. La société civile est là pour justement proposer, observer et suivre ces réformes.
-Par rapport au Labo’ Démocratique, y a-t-il eu une démarche pour améliorer le système de renseignement, bien que celui-ci ait été instrumentalisé pendant plus de vingt ans ?
Au niveau du Labo’ Démocratique, nous avons fait des recherches pour comprendre ce que voulait dire exactement police politique dans le contexte tunisien et la différence avec les services de renseignement. En Tunisie, les services de renseignement ont souvent été instrumentalisés par les politiques pour servir leurs propres intérêts. Aujourd’hui, ce que nous demandons, que ce soit pour les services de renseignement ou pour les services de sécurité en général, qu’il y ait un cadre moderne, protecteur des libertés, bien structuré et rationnel. Je prends un exemple : nous expliquons dans notre livre » Révolution tunisienne et défis sécuritaires « (publié aux Editions Med Ali) que, sur une période de vingt ans, trois directeurs des services spéciaux et au moins deux hauts responsables des services de sécurité ont été mis en prison pour des faits qui restent encore à clarifier. Cela dit, on ignore les causes réelles, est-ce qu’il s’agissait de règlement de comptes ou de haute trahison ? C’est pour cela que nous insistons pour que cette institution soit bien structurée.
Qu’en est-il aujourd’hui, y a-t-il eu un travail de fond qui a été réalisé?
Aujourd’hui, semble-t-il, il y a une volonté d’améliorer le système de la part des décideurs. De notre côté, nous avons beaucoup travaillé sur cette question. Nous avons organisé plusieurs workshops et voyages d’étude, avec toutes les parties prenantes, représentants du ministère de l’Intérieur, société civile, magistrats, avocats, ect. Nous avons également proposé des axes de réformes. Maintenant, il est temps qu’on passe à l’application, que l’on commencer à établir une vision claire de la réforme.
Dans le cas actuel, peut-on parler d’une stratégie claire?
Aujourd’hui on n’a pas l’impression qu’il y ait une stratégie claire de réforme. On est encore en phase de diagnostic dans le secteur de la sécurité, mais il est temps d’agir. Notre rôle à nous est de pointer du doigt le problème et proposer des réformes. On n’est pas là seulement pour critiquer. Il faut qu’il y ait une loi pour les services de renseignement, une loi promulguée. Bien entendu, au niveau de l’organisation des services de renseignement, certaines choses ne peuvent pas faire l’objet de textes publiés. Mais il faut savoir faire la part des choses entre ce qui doit être publié et ce qui ne doit pas être publié. Si vous consultez n’importe quel site web des services de renseignement de n’importe quel pays démocratique, le Canada ou les USA par exemple, vous trouvez une description de ces services, le rôle de ces agences, à quoi elles servent, les offres d’emploi de ces agences, des formulaires pour déposer des réclamations, etc..
Comment voyez-vous la démocratie en Tunisie?
Notre démocratie a commencé au même moment qu’une crise économique grave dans le monde, elle a été impulsée par des demandes de justice sociale et d’économie. Nous voulons une démocratie où la justice sociale et les jeunes soient pris en compte. Par ailleurs, notre démocratie a commencé en même temps que la révolution numérique. C’est une nouvelle donne qu’il faut prendre en compte pour définir notre démocratie. Nous ne pouvons pas rester coincés avec des modèles des vieilles démocraties, qui sont elles-mêmes à bout de souffle aujourd’hui.
La démocratie est universelle, et je reste convaincue qu’on reste les porte-drapeaux de la démocratie d’aujourd’hui et qu’on doit continuer à aller en ce sens. Certes, rien n’est gagné, mais je reste encore optimiste, on peut encore être le modèle d’une démocratie nouvelle à développer ailleurs. Cela ne fait que 5 ans que la révolution tunisienne a commencé.