Washington est une ville bien particulière. On peut s’y promener facilement sans se perdre, bien qu’il n’y ait pas de noms de rues. Certes les grandes artères portent les noms des Etats qui forment la fédération américaine, mais les rues horizontales sont désignées par les lettres de l’alphabet et les rues verticales par les chiffres.
Par exemple si vous longez M Street du centre de Washington en direction du nord-ouest, vous vous trouverez à Georgetown, l’ancien et cossu quartier de la capitale américaine où l’on ne trouve pratiquement que des cafés, des restaurants, des librairies et des magasins de souvenirs, passage obligé de tout visiteur étranger.
En revanche, si vous vous aventurez du côté de K Street, vous risquerez d’avoir le tournis tellement cette rue est problématique. Les think tanks les plus influents et les lobbies les plus agressifs y ont élu domicile. Beaucoup de problèmes dans le monde et quasiment toutes les guerres au Proche-Orient ont peu ou prou une relation avec K Street.
Peu d’Américains sont conscients de l’ampleur du mal fait aux Arabes par les locataires de cette rue. Il y a une espèce de division sinistre du travail entre les think-tanks et les lobbies qui pullulent dans cette rue maléfique de la capitale américaine. Les premiers planifient les guerres destructrices de millions de vies humaines, et les seconds se chargent de convaincre les décideurs américains de mobiliser l’armée et de l’envoyer faire le travail.
Il arrive que l’un ou l’autre des décideurs américains ne soit pas convaincu des plans guerriers des think-tanks et des arguments des lobbies. Là, c’est le harcèlement et même les menaces de destruction de carrières. Car les gens de K Street sont impitoyables avec les rares politiciens américains qui prennent le risque de s’opposer à eux. Ils sont capables de transformer tout politicien récalcitrant en pestiféré que ses amis doivent impérativement fuir sous peine de connaître le même sort.
S’agissant des grands dossiers internationaux, et en particulier ceux relatifs au Proche-Orient et à la question palestinienne, c’est K Street qui contrôle le Congrès et non le contraire. C’est K Street qui contrôle le pouvoir exécutif et non le contraire.
Si l’on prend l’exemple de l’Irak et de la question palestinienne, on se rendra compte que les stratégies les concernant ne sont pas fixées au département d’Etat ou à la Maison-Blanche, mais à K Street qui livre aux décideurs des « produits politiques » prêts pour l’application.
Les politiciens américains ne sont pas anti-arabes par nature ou par instinct. Ils le sont parce qu’ils subissent l’influence écrasante de groupes de pression qui contrôlent les circuits de financement et les centres névralgiques de communication dont dépendent leurs carrières.
K Street (think tanks et lobbies), où les tristement célèbres néoconservateurs tiennent le haut du pavé, assume une large responsabilité dans la perpétuation du drame palestinien et du déroulement depuis près de 13 ans du plus grand désastre de la politique étrangère américaine : l’Irak. Et pourtant, aucune remise en cause de l’influence maléfique de K Street.
En 2006-2007, alors que la guerre d’Irak s’était transformée en guerre confessionnelle et la violence atteignait des niveaux sans précédent, alors que l’armée américaine était déjà engluée dans ce qui était devenu pour elle le bourbier irakien, K Street avait déjà ficelé un nouveau « produit politique » dont la promotion fut confiée aux politiciens les plus serviles : l’Iran.
Au lieu de demander des comptes aux apprentis-sorciers des think tank et des lobbies de K Street pour leur rôle dans la destruction de l’Irak, certains politiciens, comme John McCain par exemple, n’avaient pas hésité à emprunter la voie d’un autre désastre en puissance en appelant au bombardement de l’Iran. « Bomb, bomb, bomb Iran » était le cri de guerre qui ponctuait les discours des politiciens connus pour leurs attitudes serviles aux lobbies de K Street.
En fait, les lobbies et les think tanks de K Street ne condamnent pas seulement l’Amérique à persister, tel un robot programmé, dans ses choix désastreux en politique étrangère, mais ils l’empêchent même, au niveau de la politique intérieure, de mettre un terme au massacre d’Américains en révisant la loi sur la possession d’armes. La NRA (National Rifle Association), l’un des plus puissants lobbies américains sinon le plus puissant, défend bec et ongles la libre possession d’armes à feu, une « liberté » qui provoque plusieurs milliers de morts par an.
Les chiffres sont effarants. Entre 2001 et 2013, 3030 personnes ont perdu la vie dans des attentats terroristes aux Etats-Unis, dont 2990 le 11 septembre 2001. Au cours de la même période, les armes à feu ont causé la mort de 406 496 personnes. L’année 2013 à elle seule a vu la mort de 33 636 personnes par armes à feu, homicides, suicides et accidents confondus.
N’est-il pas étonnant qu’en dépit d’une telle hécatombe, l’Amérique continue de baisser les bras et de courber l’échine face au lobby des armes à feu ? N’est-il pas consternant, qu’en dépit de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye et de la Syrie, en dépit du calvaire sans fin que vivent les Palestiniens, l’Amérique continue d’appliquer une politique conçue et réalisée par les apprentis sorciers de K Street ?
Mais tout étonnement disparaît quand on sait qu’un personnage comme Sheldon Adelson, le magnat des casinos et 8e fortune américaine, a le pouvoir d’obliger le Congrès des Etats-Unis à inviter le Premier ministre israélien, à écouter son discours mensonger et démagogique et à le saluer par une standing ovation comme s’il s’agissait d’un grand homme et d’un bienfaiteur de l’humanité et non d’un criminel de guerre.
Il y a bien quelques mouvements, comme « Occupy Movement », qui tentent de manifester contre les lobbies de K Street et de dénoncer le mal dont ils se rendent coupables en Amérique et surtout à l’étranger. Mais c’est un combat très inégal. Le combat du pot de terre contre le pot de fer.