Ils sont nombreux à partir en Syrie, en Irak, ou encore en Libye, là où on parle des zones de conflits. Nombreux à rejoindre des organisations terroristes comme Daech.
Pour mieux comprendre ce phénomène, les raisons qui les poussent à s’y rendre, savoir aussi comment se fait le processus de recrutement, la sociologue et présidente du Centre international des études stratégiques, sécuritaires et militaires, Badra Gaaloul, nous livre son analyse sur l’état des lieux du recrutement de ces jeunes. Interview:
La plupart des sociologues sont arrivés à la conclusion suivante: le terrorisme se nourrit de la misère et de l’ignorance. Êtes-vous de cet avis?
Oui je le confirme, ce n’est pas parce que cela a déjà été dit, mais parce que moi-même je l’ai constaté en allant sur le terrain dans les quartiers populaires. Les causes on les connaît : la pauvreté et l’ignorance qui offrent bien souvent un terrain propice à la radicalisation. En sociologie, on appelle ce phénomène la marginalisation. Et là, on arrive à un stade de déséquilibre entre la personne concernée et la société dans laquelle elle vit. Quand je me suis rendue dans cités populaires comme Douar Hicher, Boudriya, Hay Ettadhamen, entre autres, j’ai constaté une première chose qui m’a frappée : l’abandon scolaire des enfants. A un âge précoce, 12 ans et 13 ans, l’enfant quitte l’école pour plusieurs raisons, parmi lesquelles en premier lieu les difficultés sociales, et c’est à ce moment que tout bascule.
Que se passe-t-il donc?
Une fois sorti de l’école, l’enfant se retrouve seul dans la rue. A partir de là, il devient un délinquant juvénile et c’est là où commencent les problèmes. Il commence à fumer ou à voler, après on l’arrête pendant une semaine et une fois sorti de prison, il est de nouveau confronté à la rue.
A quelle tranche d’âge appartiennent les jeunes qui partent dans les zones de conflits?
Ce sont des jeunes entre 15 ans et 25 ans. Il faut savoir comment ces jeunes sont endoctrinés. C’est tout un processus d’endoctrinement et d’embrigadement qui se fait. Pour mieux comprendre ce phénomène, il faut l’appréhender sur le plan scientifique, à savoir comment se fait la radicalisation. Or l’élément important dans tout ceci, c’est qu’une grande majorité de ces jeunes a connu un épisode dépressif. Ce sont des êtres hypersensibles, ils se sentent exclus de la société, avec un manque identitaire, aucune connaissance sur le plan culturel. C’est pour cela qu’en étant dans une phase de prévention, on peut intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Autrement dit, il faut s’intégrer dans ce milieu pour comprendre comment ils pensent et penser comme eux. Le sujet est beaucoup plus profond et délicat, parce qu’on est face à un enfant pubère et psychologiquement fragile et instable. Quand on évoque la période de la puberté et de l’adolescence, on fait référence à une période de recherche de son identité.
Alors comment se fait l’endoctrinement à partir de cet âge-là?
Il y a de nouveaux éléments qui entrent en jeu : les recruteurs ou les chasseurs de tête. Dans un premier temps, ils utilisent un discours monotone, ils ne parlent ni de « takfir », encore moins de « djihad ». Un discours tout ce qu’il y a de plus normal, un discours équilibré.
Mais petit à petit ils introduisent un discours religieux, ponctué de citations coraniques. Et là ils commencent à les arracher encore plus à la société. Des aides leur sont fait miroiter, comme devenir, du jour au lendemain, son propre patron, par exemple un commerçant ambulant de fruits secs etc. Rappelez-vous le cas de Hassene El Abdelli, l’auteur de l’attentat terroriste à l’avenue Mohamed V, que faisait-il? Il était vendeur ambulant. Et moi, je l’ai dit dans mes interventions récentes à la télé, la révolution du vendeur ambulant entraînera l’apparition d’un autre type de vendeur. La preuve, voyez ce qu’il a fait! Mais une chose est sûre. La plupart d’entre eux sont très sentimentaux vis-à-vis de Dieu et quand on leur parle de religion, ils sont des êtres fragiles face à un tel discours.
Puis, l’autre étape, c’est le passage par la mosquée. Alors ces chasseurs de tête entament le processus d’endoctrinement (effacement de l’identité, de la pensée). Et à partir de ce moment-là, une autre autorité se met en place et les prend en charge, les nouveaux recruteurs qu’on trouve dans les mosquées.
Comment le circuit se met-il en place ?
Le circuit le plus connu est celui de Tunis la capitale, puis en passant par le Sud, ils traversent les frontières, ensuite ils sont remis aux mains des « Chabaket ettasfir » ( les réseaux organisateurs des voyages) et ces derniers travaillent en étroite collaboration avec les contrebandiers, ainsi que quelques sécuritaires corrompus. On leur fournit de faux passeports. Après on leur donne une nouvelle identité comme Amir ou Abou… Et à ce moment, ce délinquant là se transforme en terroriste. Vous savez à cet âge là, les jeunes ont de l’énergie à en revendre.
Sur le plan psychologique, c’est ce qu’on appelle la philosophie rose. A cet âge, il y a une sorte de justice sociale dans leurs esprits, de recherche de Dieu et de quête de soi.
Pour eux, la société dans laquelle ils se trouvent est une société malsaine. Ils en arrivent à la conclusion qu’ils n’ont plus aucun espoir en Tunisie. Ils se disent que les diplômés n’ont pas de travail. Il y a deux choix qui se présentent à eux : l’un c’est d’immigrer clandestinement en Europe et l’autre c’est de rejoindre Daech. Or, la plupart d’entre eux optent pour la seconde solution. Pourquoi? Parce qu’ils croient qu’ils iront au paradis. En Europe, c’est le contraire, ils doivent se faire une place dans ce monde.
Pensez-vous que les mosquées soient contrôlées aujourd’hui?
Quand on nous dit que les mosquées sont contrôlées, ceci n’est pas vrai et jusqu’à maintenant on ne peut pas les contrôler. Cela dit, on nous présente des chiffres par-ci par-là, mais on ignore encore leur nombre véritable. Il y a quelque temps, le Chef du gouvernement a annoncé 81 mosquées hors contrôle, puis on nous a annoncé qu’elles étaient officiellement contrôlées. C’est pour cela que l’Etat doit être présent. Il ne doit pas laisser passer l’infiltration de ces gens dans les mosquées. Il faut que l’Etat joue son rôle. Si on n’agit pas maintenant, les conséquences seront lourdes et les premières victimes seront les enfants, parce que l’Etat n’a pas fait ce qu’il fallait faire à temps, alors qu’il était encore tôt.
A combien s’élève le nombre de terroristes de retour des zones de conflits ?
Nous avons 1300 jeunes terroristes de retour de Syrie. Or, l’Etat n’arrive pas à les surveiller, car nous avons un manque d’informations sur leur identité. Et là je reviens à l’une des principales causes qui est la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie décidée par l’ancien président.
Quelles seraient selon vous les solutions?
Il faut être pragmatique. Il faut isoler les terroristes et les mettre dans un camp isolé, des centres de travaux. Il faut qu’on leur inculque une nouvelle culture, une nouvelle activité tels que l’agriculture, les nouvelles activités manuelles, la menuiserie… Il ne faut pas les mettre dans les prisons parce que pour l’Etat, un prisonnier coûte 25 dinars par jour et en plus il y a un encombrement des prisons.
Après il faut travailler sur le discours, il faut qu’on fasse une campagne de prévention qui vise les personnes qui n’ont pas commis d’actes terroristes ou ceux qui s’apprêtent à le faire. Il faut que nous ayons une agence de renseignement comme la NSA qui fonctionne 24 heures sur 24 heures.
Qu’en est-il des femmes? Peut-on avoir une estimation exacte de leur nombre?
Les femmes ne sont pas pour autant épargnées. Elles ont entre 15 ans et 30 ans. Vous savez que derrière chaque homme se cache une femme. Quant au nombre, on ne peut pas le déterminer pour l’instant, on y travaille encore.