Quel est le fil conducteur entre, le jeudi noir, les émeutes du pain, l’insurrection du bassin minier et la révolution tunisienne? Nullement besoin de spécialiste en histoire pour y répondre: tous ces événements qui ont marqué l’histoire de la Tunisie ont été déclenchés soit au mois de décembre, soit au mois de janvier. En effet, les émeutes du pain se sont déroulées entre le 7 décembre 1983 et le 6 janvier 1984, le Jeudi noir a eu lieu le 26 janvier 1978, l’insurrection du bassin minier, le 5 janvier 2008 et la révolution tunisienne du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011.
Tous les événements précités ont été accompagnés par un malaise social, un sentiment de marginalisation de la classe moyenne et de la classe défavorisée : dégradation du pouvoir d’achat, chômage et s’ajoute à cela comme toile de fond une disparité régionale profonde qui à chaque fois vient rappeler que les inégalités sont là et menacent la paix sociale et la stabilité du pays. Décembre et janvier sont les mois de la révolte par excellence dans l’histoire moderne de la Tunisie.
Quelques chiffres phares de l’année 2015 affirment que la situation n’est point enchanteresse : l’Institut national de la statistique ( INS ) affirme que les Tunisiens ont perdu 40% de leur pouvoir d’achat, entre 2011-2015 et ce en raison de la hausse des prix. La même source a indiqué que le taux de chômage a atteint 15,2% pendant le deuxième trimestre 2015, s’ajoute à cela que la tranche d’âge 15-29 est la tranche la plus touchée par ce phénomène. D’ailleurs le ministre de l’Emploi et de la formation professionnelle estime que le nombre de jeunes chômeurs de cette catégorie a atteint les 420 mille. Quant aux mouvements sociaux, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux ( FTDES) avance pour le bilan des premiers onze mois de 2015 que le pays a connu 4288 mouvements sociaux en 2015 et ce n’est qu’un chiffre approximatif. Ces chiffres présagent-t-ils une deuxième révolution dont la seule motivation serait l’emploi et l’amélioration du pouvoir d’achat?
Sommes-nous dans une conjoncture qui rappelle celle des dates précitées ?
Sami Tahri, porte-parole de l’Union générale tunisienne du travail ( UGTT ) estime que pour la centrale syndicale, la question d’une deuxième révolution ne se pose pas et que l’importance pour le moment est accordée aux sujets des négociations sociales qui n’ont pas encore abouti. « Nous envisageons une grève générale sur le grand Tunis le 21 janvier, si nous n’arrivons pas à signer un accord sur les augmentations salariales. Nous sommes bel et bien prêts à élargir le militantisme avec d’autres mouvements de grève » affirme-t-il. D’ailleurs : « Les conséquences des mouvements sociaux parrainés par l’UGTT peuvent générer un sentiment de colère générale et personne ne pourra mesurer l’ampleur d’une révolution des affamés », conclut-il.
Le politologue tunisien Riadh Sidaoui, quant à lui, estime que les contextes historiques se ressemblent et affirme l’idée de l’avènement d’une deuxième révolution sociale : « Je ne peux pas anticiper en ce qui concerne son ampleur, cependant l’existence d’un malaise social n’est un secret pour personne en Tunisie », précise-t-il.
Les gouvernements de l’après 14 janvier 2011 sans exception ont opté pour le modèle néolibéral américain qu’il faut éviter, alors qu’il faut instaurer une démocratie sociale selon le modèle européen argumente-t-il. « Nous ne pouvons pas construire une démocratie sans une classe moyenne car, dans toutes les démocraties du monde, la classe moyenne est la colonne vertébrale de la démocratie. Mais malheureusement en Tunisie, la classe moyenne est en train de chuter d’après les chiffres et les constats, ce qui pourrait alimenter la deuxième révolution » s’inquiète-t-il.
Malek Sghiri, professeur d’histoire, fondateur du mouvement Jil Jadid ( nouvelle génération) et activiste de la société civile exclut le scénario d’une deuxième révolution et rappelle que toute les insurrections qui ont été déclenchées en Tunisie suite à des problématiques sociales. « Il ne s’agit pas de révolution, il s’agit plutôt de mouvement sociaux déclenchés par les victimes du modèle de développement pour reconstruire une nouvelle économie », avance-t-il. Même pour 2016, Malek Sguihiri ne prévoit pas de grands mouvements sociaux, « étant donné que le terrorisme peut influencer et faire dévier tout mouvement social de son objectif. Cependant, il y aura des protestations, mais qui ne se transformeront pas en insurrection ». L’année 2016 sera l’année des défis et pour en sortir, des initiatives politiques robustes et efficaces doivent être mises en place pour sauver les victimes du régime politique. « Pour ce faire, il faut que les chômeurs, la classe défavorisée et les marginaux se mobilisent dans un nouveau cadre, pour défendre leurs intérêts, car les grands partis politiques comme Nidaa Tounes et le mouvement Ennahdha ne défendent que leurs intérêts et les intérêts de la classe qu’ils représentent ».
Quelles sont les conditions requises pour une deuxième révolution?
A cette question notre interlocuteur avance l’organisation et l’encadrement, comme ce fut le cas pendant le sit-in de la Kasbah. « Ce qui n’est plus possible car ceux qui ont alimenté et encadré les mouvements de l’époque ont fait des conventions et des concessions avec le régime actuel », précise-t-il. « La réussite d’une deuxième révolution est tributaire de la capacité du régime à établir de nouvelles idées et de nouvelles approches, briser la dichotomie entre Ennahdha et Nidaa Tounes, abandonner les débats sur l’identité et un retour vers la question sociale », conclut-il.
Depuis le 14 janvier 2011, la question sociale a été abandonnée et la priorité a été accordée à l’aspect politique lance Alaa Talbi, le directeur exécutif du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. « Les revendications de la révolution étaient sociales, mais elles ont été écartées et cela est perceptible à travers deux études que nous avons menées sur la loi de finances 2016 et la loi de finance 2015 » dit-il.
Pour notre interlocuteur, toutes les mesures prises par le gouvernement et les projets de lois qu’il veut faire passer, comme le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière, le projet de loi relatif au partenariat public-privé, ne veulent pas réaliser la justice fiscale et la justice sociale. Bien au contraire, ils ne font que compliquer le vécu de la classe moyenne et de la classe défavorisée. « Je ne crois pas que la classe défavorisée se contentera du rôle d’observateur », avance-t-il. S’il y a un mouvement social en 2016, il sera plus violent que les précédents et il sera guidé par une jeunesse désespérée par toute la classe politique confondue, indique-t-il.