L’année 2015 s’est terminée sur un succès relatif de la COP 21 et le sentiment d’une prise de conscience universelle de l’enjeu du changement climatique. Derrière cette note positive, le tableau général de l’année écoulée fut particulièrement sombre. Quelles perspectives pour 2016 ?
Les deux assertions qui ont ouvert ce siècle devraient continuer d’être infirmées. D’une part, la « fin de l’Histoire »- à travers la consécration universelle du modèle de la « démocratie de marché »- n’est toujours pas à l’ordre du jour. D’autre part, le monde n’a pas vocation à devenir le théâtre d’une quelconque guerre de religions ou de civilisations entre les mondes occidentalo-chrétien et arabo-musulman (dont l’existence même en tant que blocs homogènes est douteuse). Si le phénomène d’ « islamisation de la radicalisation » (O. Roy) est prégnant, une telle configuration binaire du monde ne se vérifie pas. Du reste, les principaux pôles de tension et d’instabilité restent circonscrits au monde arabo-musulman, qui n’a pas fini de digérer l’onde de choc de l’intervention américaine en Irak (2003), des soulèvements populaires de 2011, de la montée du djihadisme et de la confrontation (même indirecte) entre les forces sunnites et chiites du Moyen-Orient. Même circonscrits aux rives sud et est de la Méditerranée, ces pôles de conflits demeurent des sources d’instabilité et d’insécurité pour le monde.
La fin du monopole occidental de la puissance signifie que les Etats-Unis et l’Europe ne peuvent plus fixer seuls et imposer leurs règles à l’ordre international. L’affirmation d’un monde multipolaire fondé sur la force- et donc désordonné ou dérégulé- risque de s’imposer et d’affaiblir le système multilatéral. L’équation géopolitique pour l’Europe est particulièrement délicate, compte tenu de la déstabilisation de l’ensemble du voisinage européen depuis le Sahel jusqu’en Arctique, en passant par l’Ukraine et la rive sud de la Méditerranée, est un défi immense pour la sécurité interne et externe de l’UE. Le déclin- même relatif- du monde occidental (sur le plan démographique, économique) s’accompagne de l’occidentalisation (culturelle) du monde. Cette situation paradoxale nourrit des tensions au sein et en dehors des frontières occidentales, sous la forme de résistances et autres réflexes identitaires, ainsi que l’essor des radicalismes religieux. L’aggravation des inégalités, la pauvreté et la rareté des ressources pourraient aussi exacerber les tensions et les alimenter.
L’insécurité alimentaire dérive d’un effet d’inégalité et de pauvreté lié aux échecs des politiques de développement. La faim crée de l’insécurité et menace ainsi globalement la sécurité collective et la paix internationale. La « politisation de la souffrance » (B. Badie), qui vient alimenter les modes nouveaux de conflictualité, tend à proliférer en Afrique et en Asie du Sud. Ces populations qui subissent la pauvreté et la faim sont susceptibles de basculer dans diverses formes d’expression de révolte violente.
Pour les Etats, y compris la France, la menace est de plus en plus difficilement saisissable. A la menace immatérielle (incarnée par l’expansion de la cybercriminalité) ou idéologique (djihadisme), les Etats sont confrontés à des forces à caractère transnational et diffus (terrorisme, organisations criminelles structurées en réseaux) qui nourrissent la multiplication de « guerres asymétriques ». Face à ces acteurs polymorphes, hybrides, qui échappent aux catégories propres aux conflits d’ordre interétatique, c’est le droit international et les notions classiques (la « guerre », la « puissance », les « frontières ») qui sont à repenser.
Un recentrage de la géopolitique mondiale autour de la Méditerranée ?
Depuis les grandes conquêtes du « Nouveau Monde » aux XVIe et XVIIe siècles, la Méditerranée n’est plus le pivot des relations internationales; elle n’est plus ni le centre de gravité principal des conflits depuis la Seconde guerre mondiale, ni au centre de l’échiquier du « grand jeu » qui oppose désormais la puissance d’aujourd’hui, les Etats-Unis, à la puissance de demain, la Chine. En outre, les soulèvements populaires survenus dans le monde arabe depuis 2011 alimentent l’instabilité et l’insécurité sur les rives sud et est de la Méditerranée.
Sans tomber dans l’écueil du « méditerranéocentrisme » (Carpentier et Lebrun), force est de constater que les relations stratégiques, économiques, culturelles et humaines sont d’une rare densité en Méditerranée. La géopolitique du monde méditerranéen se pose en effet en des termes rénovés par l’onde de choc des soulèvements populaires survenus sur les rives sud et est, par la crise diplomatico-militaire en Ukraine, par l’impact de l’accord sur le nucléaire iranien, par la dynamique internationale favorable à la reconnaissance de l’Etat palestinien, par l’explosion des flux migratoires autour du bassin, et enfin, par la crise économico-financière des Etats européens de la rive nord.
« [V]aste corridor allant de l’océan Atlantique à l’océan Indien, voie privilégiée de projection de forces » (J.-F. Coustillière), accessible depuis l’ensemble du globe à travers le détroit de Gibraltar et le canal de Suez, traversée par des routes commerciales vers les ressources énergétiques, point de jonction entre trois continents qui la bordent, la Méditerranée est dotée d’une géographie qui ne la disqualifie pas dans un monde globalisé. Sans prétendre incarner le « centre du monde » (Carpentier et Lebrun, 1998, p. 9), la Méditerranée reste incontestablement un espace stratégique, mais aussi un « espace mondial » au sens où elle constitue la caisse de résonance des événements internationaux contemporains (S. Abis, 2004). Même déclinante, l’importance stratégique perdure car elle est, à la jonction de trois continents, une voie de production et de commercialisation des hydrocarbures, un espace où se déploient des forces transnationales illégales et criminelles, un espace d’importants flux migratoires, etc. Cet espace a été le lieu de conflits, de dominations, d’occupations, d’empires, de colonisations, lesquels structurent sa configuration actuelle.
La Méditerranée est un monde de tensions, de contacts et de clivages entre des puissances aux intérêts propres et différenciés, voire contradictoires. Elle est pétrie de dynamiques convergentes et divergentes.