La Tunisie souffre du clash économique, social et sécuritaire provoqué par la grande déflagration démocratique. Le choc politique s’est aussi soldé par un choc économique violent, auquel le pays doit plus que jamais faire face : récession économique, régression de la productivité, grèves massives dans certains secteurs, fuite de capitaux ou d’investisseurs, désertion des touristes…
Autant de dommages collatéraux qui ne sont pas sans conséquences sur le niveau de richesse du pays et sur la motivation d’un grand nombre d’investisseurs à fuir vers d’autres paradis. Le sujet est compliqué. Il faut relancer la machine au plus vite, afin que l’enthousiasme qui a suivi la révolution tunisienne ne laisse pas place à la désillusion ou comme le craignent certains, à l’aventurisme politique.
La démocratisation de l’information dans le pays a divulgué une réalité douloureuse sur des problèmes sociaux dont on n’imaginait pas l’ampleur, la pauvreté et la misère dans plusieurs régions du pays, le désespoir des jeunes diplômés chômeurs. La Tunisie reste plus que jamais un brasier social qu’il faut soutenir rapidement. Il y a urgence pour les dirigeants du pays à trouver des solutions pour relancer la machine économique.
Le microcrédit est-il la solution et correspond-il à l’un des leviers à actionner? Le microcrédit n’est pas une nouveauté dans le pays. Cependant, il ne s’est pas développé en Tunisie autant que dans certains autres pays où des réglementations souvent plus souples lui ont permis une diffusion plus large. Il ne répond donc pas à l’ensemble des besoins de ceux qui se sentent capables de lancer leur propre activité d’auto-subsistance.
On annonce un potentiel de bénéficiaires de microcrédits de l’ordre de 10% de la population tunisienne, soit un million de personnes, alors qu’ils ne sont qu’un peu plus de 300 000 à pouvoir en bénéficier actuellement. Ce chiffre symbolique est sans doute un peu généreux et les approches classiques de ce type ont souvent montré leurs limites par le passé. Il paraît plus raisonnable de compter sur une population cible de l’ordre de 600 et 700 000 clients potentiels, c’est à dire 300 à 400 000 de plus qu’actuellement. Sur la base d’un tel objectif, le microcrédit permettrait de traiter le problème du chômage et de l’exclusion dans le pays.
A l’initiative du ministère des Finances, une commission de travail a été constituée qui réfléchit à l’édiction d’un texte réglementaire pour régir le futur du secteur. On imagine que ce texte définira le futur cadre légal de l’activité des institutions de microfinance, les conditions de leur agrément, les normes d’organisation ou d’accès à la ressource qui leur seront imposées, ainsi que les outils d’encadrement et d’accompagnement des jeunes promoteurs afin de garantir les chances de réussite.
L’ouverture de son marché des changes à l’international est fortement recommandé, afin que les soutiens étrangers de la Tunisie puissent s’y investir sereinement; on pense à l’immense communauté des Tunisiens du monde ou aux acteurs internationaux de la microfinance. Elle doit en tout état de cause faire vite si l’on veut que le secteur puisse contribuer rapidement à la relance du pays.
Cependant, l’engouement pour le projet ne doit surtout pas occulter les risques qu’il y aurait à trop vouloir libéraliser, sans balisage. La révolution tunisienne intervient dans un contexte de crise, il ne faudrait pas que cette crise-là nous conduise vers un développement d’une microfinance sauvage, trop dérégulée ou mercantile aboutissant à des catastrophes totalement contre-productives et diamétralement opposées à l’essence même de ce bel outil de développement. Il en est ainsi de la surmultiplication d’institutions de microfinance au même endroit, qui aboutit systématiquement à d’inacceptables problématiques de surendettement.
L’Inde, le Maroc, le Nicaragua et bien d’autres encore sont bien placés pour témoigner des dégâts engendrés par une microfinance trop libéralisée, incontrôlée…
Ces pays tombés dans le piège de la saturation et de la sur-concurrence n’ont pas su tirer les enseignements de la crise bolivienne qui, pourtant, quelques années plus tôt, avait montré la voie à ne pas suivre et les dangers d’une trop grande dissémination de l’outil. N’en ayant pas tenu compte, ils ont subi à leur tour les ravages d’une profonde crise, quatre ans après avoir grandes ouvertes les vannes du crédit. La Tunisie doit pouvoir tirer les enseignements de la crise actuelle en Inde ou ailleurs, elle dispose entre ses mains de toutes les cartes pour développer sa microfinance sur des bases sainement régulées… Je l’espère.
Il serait impossible de considérer la microfinance comme »remède » absolu contre le chômage et de vouloir la laisser se développer de manière trop large et trop sauvage. Le potentiel de bénéficiaires supplémentaires oscille entre 300 et 400 000 chômeurs; cela signifie qu’il n’y a de place que pour deux ou trois nouveaux acteurs sérieux. Ouvrir trop grande la vanne ou l’illusion que le marché est infini entraînerait une course à la création et à la concurrence tout à fait dommageable pour le futur de la Tunisie. N’en déplaisent aux investisseurs mercantiles à l’affût d’une éventuelle « opportunité » tunisienne, le « marché » n’y est pas sans limites.
La question du surendettement telle qu’elle surgit en Inde montre que le sujet doit être traité en amont et pas quand les événements nous dépassent. La constitution d’un fichier central des emprunteurs paraît faire sens dans notre pays, où l’usure est plutôt moins développée qu’ailleurs. Cette même usure, autre grande source potentielle de surendettement, doit également être traitée sérieusement par le législateur. Elle doit être combattue et la Tunisie libre ne doit surtout pas devenir son terrain de jeu. Elle est aussi l’un des facteurs du surendettement en Inde et son traitement a posteriori est une gageure.
Rappelons enfin et surtout que le microcrédit s’il est un outil d’insertion économique est également un outil d’intégration sociale. L’accompagnement de ses bénéficiaires et la proximité de l’institution avec ses clients est une des clés de sa réussite. Il serait donc de bon ton que le régulateur n’omette pas dans ses directives la dimension d’accompagnement social sans laquelle les dérives ou les ratés sont légion. Voila donc, la Tunisie confrontée pour le développement de son secteur de la microfinance, au dilemme de toutes les révolutions :
»Faire vite pour répondre au vent de liberté, d’initiative et d’aspiration qui souffle sur la Tunisie, mais ne pas le faire dans la grande précipitation et libéralisation qui comme en Inde ou ailleurs risquerait de mener notre pays, à terme, là où il ne veut surtout pas aller. »