Il faut peut-être se décider un jour à psychanalyser la relation entre les Tunisiens et le mois de janvier pour déchiffrer ce mystérieux paradoxe entre le froid saisonnier de ce mois et la fièvre contestataire qui s’empare des habitants de ce pays.
Nous avions eu janvier 1978 où la tension entre la Centrale syndicale et le gouvernement était à son paroxysme, engendrant une explosion sociale suivie d’une sévère répression. Nous avions eu janvier 1984, le mois de « la révolte du pain ». Le gouvernement avait opté au début pour la répression avant de faire marche arrière et annuler les fortes augmentations du prix du pain, comme l’exigeaient les manifestants.
Après une hibernation si l’on peut dire d’un quart de siècle, la fièvre contestataire des Tunisiens s’était brutalement réveillée et nous avions eu droit à un autre janvier, celui de 2011, qui avait emporté le régime de Ben Ali. Celui-ci, malheureusement pour lui et pour le pays, avait lamentablement échoué à consolider les évidentes réussites économiques par une meilleure redistribution des fruits de la croissance, réclamée par les régions, et par une ouverture politique, réclamée par la population.
Compte tenu du pouvoir quasi absolu qu’il exerçait, Ben Ali aurait très bien pu organiser une ouverture politique et une juste redistribution des richesses à travers la fiscalité et les investissements dans les régions intérieures. L’aurait-il fait, il aurait évité à lui-même une fin de règne honteuse et à sa famille un sort dramatique. Mais il aurait aussi et surtout évité au pays une transition démocratique violente qui, en cinq ans, a fait perdre aux Tunisiens les importants acquis économiques patiemment accumulés pendant des décennies.
Une transition démocratique douce nous aurait non seulement permis de sauvegarder les richesses du pays, mais de les consolider et de les accroître. Malheureusement, la transition violente vers la démocratie, si elle nous a gratifiés d’importants acquis démocratiques, a ouvert la voie à l’anarchie économique alimentée par les revendications excessives, l’indiscipline, l’arrogance, les comportements asociaux et cette étrange polarisation sociale qui se résume au fait que l’Etat n’a que des devoirs à remplir et les citoyens que des droits à exiger.
La transition démocratique violente a donc engagé le pays dans un cercle vicieux où l’on a un Etat, affaibli, humilié et de moins en moins capable d’imposer la discipline et la liberté du travail, des foules de plus en plus arrogantes et revendicatives et un terrorisme dévastateur, le tout sur fond d’une économie aux abois.
Cela fait cinq ans que l’économie tunisienne se désintègre progressivement sous le poids écrasant du paradoxe propre à toutes les transitions politiques violentes et qui consiste au fait que ce sont les couches les plus démunies qui, par leurs mouvements incessants de contestation, contribuent dramatiquement à ruiner l’économie, éloignant ainsi toute perspective d’amélioration de leurs conditions sociales et préparant le terrain à de nouveaux mouvements contestataires…
Les mouvements contestataires auxquels on assiste dans les différents gouvernorats du pays en ce mois de janvier trouvent leurs racines dans les mouvements contestataires des cinq dernières années qui avaient fait fuir les investisseurs étrangers, paralysé les investisseurs locaux, empêché les grandes entreprises publiques de fonctionner normalement, réduisant de manière drastique les ressources de l’Etat qui se trouve dans l’obligation d’aller emprunter de l’argent sur les places financières internationales non pas pour investir et créer les richesses, mais pour payer les salaires des agents d’une bureaucratie pléthorique.
Les conséquences économiques de la transition politique violente de janvier 2011 auraient été nettement moins dramatiques, si les élections d’octobre 2011 n’avaient pas amené les islamistes au pouvoir. Ennahdha qui, sans compter les partis marginaux de Mustapha Ben Jaafar et de Moncef Marzouki, a gouverné pendant deux ans, est triplement responsable de la grave détérioration de la situation économique et sociale de la Tunisie. D’abord ce parti n’a pas les compétences nécessaires pour diriger le pays à un moment crucial de son histoire ; ensuite, au lieu de se pencher sur les vrais problèmes des Tunisiens et de les résoudre, il les a engagés dans des querelles stériles sur l’identité et les « impératifs » de réislamisation de la Tunisie ; enfin, par son attitude pour le moins ambiguë envers les mouvements extrémistes, il a largement contribué à l’expansion du phénomène terroriste dans le pays.
Aujourd’hui, pour ne prendre que l’exemple du tourisme, si ce secteur est sinistré, si l’Etat est privé d’importantes recettes en devises et les Tunisiens de dizaines de milliers de postes d’emploi directs et indirects, une large part de responsabilité incombe au parti islamiste. Peut-être un jour les dirigeants d’Ennahdha reconnaîtront-ils leurs erreurs et demanderont-ils pardon au peuple tunisien. On ne perd rien à rêver.
A l’heure où ces lignes sont rédigées, les troubles ont gagné la Cité Ettadhamen, banlieue ouest de la capitale. La démocratie que nous tentons de mettre péniblement en œuvre donne droit aux manifestations pacifiques, mais nullement aux violences contre les forces de l’ordre ni à la destruction des biens publics et privés.
Les violences qui ne cessent de s’étendre constituent l’environnement idéal pour les terroristes dont certains sont descendus de leurs grottes dans les montagnes pour se faufiler parmi la foule des manifestants. Le pays est en danger et l’Etat, garant de la Constitution et de la sécurité du pays, n’a d’autre choix que de protéger les manifestations pacifiques et de réprimer celles qui ne s’expriment que par la violence.